Articles de presse sur BEYROUTH
ou la fascination de la mort

 

(…) De Beyrouth, nous ne voulons retenir d’ordinaire que le plus impressionnant, les combats inter et intra communautaires, les massacres massifs, tels ceux de Sabra et Chatila, ou ce qui nous touche le plus, le terrorisme anti-occidental. Ce que Makhlouf donne à voir est bien entendu plus dense, plus authentique aussi : diversité des formes de violence, mais aussi et surtout de leurs effets.

Vivre à Beyrouth aujourd’hui, c’est s’installer dans le provisoire, trouver banal ce qui est ailleurs réaliste. Tout, du dedans, obéit a une rationalité, qui, du dehors, semble pure folie – comme ce projet de métro examiné avec sérieux par la municipalité en 1984 ! Le meilleur du livre est là, dans la description d’évènements parfois infimes mais hautement symboliques, des personnages, tel ce Youssef Al Bitar, as du déminage, dans les reproductions de dessins d’enfants ou d’œuvres d’artistes libanais, dans les photos présentées en annexe, bref, dans ce qui est transmis tel quel, brut du décoffrage…

Mais le résultat est net. Il démontre, et de superbe manière, qu’on peut parler avec force de la violence au Liban sans couler dans le moule de l’analyse politique et militaire, qui est le lot de la plupart des ouvrages consacrés a la question.

Michel Viviorka (Le Magazine Littéraire, 1988)

 

 

Loin du sensationnalisme qui commande trop souvent les descriptions de la violence au Liban, Issa Makhlouf propose à la fois une enquête sociologique sur la guerre et un reportage sur la mort au quotidien. Centrant son analyse sur Beyrouth, "capitale ensauvagée", l'auteur décrit toutes les mutilations (humaines, architecturales, géographiques) dont elle a été victime et établit une nomenclature des formes de violence; bombardements aveugles, prises d'otages (dont l'ampleur oblige à relativiser celles qui visent les Occidentaux depuis trois ans), tortures, viols, voitures piégées, etc. Mais, pour autant, l'auteur ne tombe pas dans le piège : la violence n'est pas pour lui une fatalité infligée de l'extérieur à une population inerte.

Dans un deuxième temps, il s'attache à repérer les formes de sublimation de la mort, aussi bien dans l'expression littéraire et artistique (graffitis compris) que dans le sentiment magico-religieux qui s'exprime par les miracles et la croyance en l'immortalité du chef (M. Béchir Gémayel), ainsi que par le culte du martyre (voitures-suicides).

Samir Kassir (Le Monde diplomatique, n° 410 - mai 1988)

 

 

Y a-t-il spectacle plus fascinant que l’affrontement de la vie et de la mort ? La mort « donnée à voir » chaque jour, sur la scène close de Beyrouth. Cette mort au quotidien, Issa Makhlouf l’a étudié en anthropologue et aussi en poète. Pourquoi ils tuent ? Ils tuent pour exorciser leur peur, parce qu’en tuant « ils se sentent des géants : un temps, ils ont dépassé l’indépassable : la mort. » Et le massacre devient « fête barbare », « fête suprême car elle est fête du sang ». Makhlouf parle encore d’ivresse totale, d’orgie, de la jouissance sensuelle de tuer. L’auteur étudie des faits, des documents, des témoignages ; il fouille, à travers eux, l’âme humaine sans retenue ni limite, l’âme barbare libérée par la guerre. Il ne la juge pas, mais trouve pour parler d’elle des expressions très fortes. Un beau livre pour nourrir une réflexion sur la guerre.

Georges Baguet (Tribune d’Orient, 16-22 septembre 1989)

 

 

Si Beyrouth est apparemment plus calme qu'il y a quelques années, tant à l'Ouest qu'à l'Est, on continue à y vivre dans la guerre. Après un premier chapitre où l'auteur décrit charnellement le quotidien d'une ville ensanglantée par l'histoire, nous sommes invités ensuite à méditer sur les formes d'expression (bandes dessinées, écrits…) nées de la guerre et du sang, avant de lire une réflexion finale sur les martyrs. Le religieux et la guerre convergent car l'un et l'autre légitiment de transgresser l'interdit du meurtre par le sacrifice.

Un livre beau et discret sur l'obscénité de l'histoire.

(Esprit, n° 3-4, mars-avril 1989)

 

 

Dans la débauche d'études et témoignages récemment consacrés au Liban, un livre émerge du lot pour la qualité et l'originalité de son approche. En traitant de " la mort à Beyrouth" sous des angles aussi différents que ceux du fait divers ou de l'influence de la guerre sur la création artistique, Issa Makhlouf, poète, journaliste et universitaire libanais, ouvre des voies d'accès nouvelles à la réalité libanaise. La torture, le martyre, la prise d'otage, le suicide, le rapport au chef charismatique, la joie de tuer, toutes les dimensions mortifères du conflit sont là prises en compte, analysées, documents (textes, cartes, photographies) à l'appui.

(Libération, n° 2175, 19 mai 1988)

 

 

L'histoire au présent

La guerre du Liban a donné lieu à des déluges de bonne et trop souvent de bien mauvaise littérature. Issa Makhlouf, poète et docteur en anthropologie, dans un livre cursif, nous en restitue toute l'insondable horreur et en analyse les sens multiples dévoilés par les pratiques quotidiennes, l'atmosphère mortifère, les drames attendus, les folles espérances : la tragédie banalisée, entretenue, sacralisée. Sobrement, il décrit la tuerie de tous les jours, qu'elle vienne du musulman, syrien ou chiite, du phalangiste, du franc-tireur étourdi de sang ou du soldat israélien; l'insoutenable prise d'otage et la torture, la folle hystérie primitive autour des massacres de Sabra et Chatila; la "grande kermesse" d'une mort attendue. Sur quelques kilomètres carrés d'une terre bouleversée, les hommes aussi s'expriment, écrivent, peignent ou chantent la mort familière.

Jusque dans le moindre village, cette compagne fidèle suscite des réflexes conditionnés par l'appartenance religieuse. Le culte du chef s'impose avec une prégnance quasiment mystique. Le martyr, dans les multiples camps en présence, est exalté. Au Liban, la mort se mérite… La qualité essentielle du beau livre terrifiant d'Issa Makhlouf est de sonner juste. Car il s'agit bien là d'une étude d'anthropologie appliquée, dans le droit fil des travaux de Gaston Bouthoul sur la guerre, de Roger Caillois, de Georges Bataille, de René Girard ou de Jankélévitch sur la guerre, le sacré, les ambiguïtés de la mort. Finalement, et horriblement, Beyrouth nous intéresse parce qu'on y meurt, qu'on en a pris l'habitude, qu'on la donne, qu'on la reçoit, qu'on en parle, qu'on la glorifie tout autant qu'on la hait… Si dans cette étonnante sondée, tout n'est pas de la même eau (on aurait aimé davantage de développements sur les liaisons intimes de l'amour et de la mort, d'une approche moins superficielle de l'idéal de martyr dans l'islam chiite), il faut s'y affronter : Beyrouth fascinée par la mort nous donne tout compte fait une image de nous-mêmes, certes paroxystique, exacerbée, mais que ne cesse de nous poser, hic et nunc, la question essentielle du sens de notre mort particulière, individuelle. Le microcosme est devenu archétype. C'est pourquoi il faut l'aborder sans faux-fuyants. Il nous concerne.

Pierre AUBE (1988)

 

 

Voici un beau livre touffu, atroce, où l'ambition d'exhaustivité sur la mort à Beyrouth, mort d'abord décrite puis théorisée, va à la rencontre d'un désespoir sans salut. Issa Makhlouf procède, pour commencer, par une espèce de catalogue raisonné du savoir mourir dans cette "capitale ensauvagée" qu’est devenue la métropole libanaise. Rapport entre vie et survie, francs-tireurs et voitures piégées à l'appui, analyse rigoureuse des différentes formes d'enlèvements et de tortures, kermesse de la mort ou joie de tuer, autant d'occasions pour de froides descriptions des cauchemars conjugués de la guerre sauvage où les enfants ne sont guère oubliés. 
C’est ensuite à une réflexion que l’auteur engage le lecteur. Mais celui-ci n’aura guère de répit pour autant. Car l'autopsie de la mort se poursuit dans cette deuxième partie aussi implacablement que dans le "reportage" macabre du début. Même si l'on est en droit de contester, par exemple, que la poésie de Schehadé ait été celle d'un prophète du désastre (malgré les vers cités que l'on peut interpréter tout autrement), le chapitre sur "la guerre dans la création artistique et littéraire", comme tous ceux qui composent la partie "sublimation et récupération de la mort" ne quitte jamais la hauteur où se maintient l'ensemble du livre.

Amal Naccache (Arabies, N° 18, juin 1988)

 

 

Dans un drame comme celui du Liban, le pouvoir de l’invisible veut que le destin du pays reste suspendu à l’indéfinissable et à l’insaisissable. Pouvoir aveugle, partout il fait clamer la mort. Dans « Beyrouth ou la fascination de la mort », Issa Makhlouf nous introduit dans la scène mortifère de Beyrouth, « ville cobaye », dans laquelle les fonctionnaires de la mort, et de la mise à mort, veillent inlassablement à son déploiement. Ce qui a été entrepris par Issa Makhlouf, ce n’est ni un reportage à chaud ni une enquête désintéressée, mais un travail de réflexion qui se supporte par cette situation limite au sein de laquelle, et depuis longtemps, vit, dans la mort, le Liban.

Maati Kabbal (Politis, N°18, 19 mai 1988)

 

 

Le conflit libanais n’est qu’une des batailles de la gigantesque guerre que l’humanité se livre à elle-même. Seulement, pour tous, le Liban est comme l’éponyme d’une mort que Nadia Tuéni, parlant de son cancer et de celui de son pays, décrit en ces termes: « Cette mort rongeante et laide, lente et vicieuse », pour finalement conclure : « Cette mort libanaise… ».
Issa Makhlouf termine son livre sur ces mots empruntés à Nadia Tuéni que tous ceux qui aiment le Liban ne peuvent pas ne pas aimer…

Robert Verdussen (Libre Belgique, 25 juillet 1988)

 

 

Témoignage
La ville où la mort est banale

 

Sur la guerre du Liban, tout semblait avoir été dit, montré, écrit, commenté. Ses multiples aspects, politiques, religieux, stratégiques, économiques et autres, ont été passés au crible de l’analyse aux quatre coins du globe. Quelque chose demeure, cependant, qui paraît défier la compréhension et se jouer même de la perception. Même vue et nommée, elle ne livre pas toute sa vérité : la mort se dresse partout au pays des cèdres, « allongeant son cou comme une girafe ». Invitée permanente au Liban, c’est à Beyrouth, « la capitale ensauvagée » qu’elle a élu domicile. Elle y est sûre de n’y jamais chômer.
Issa Makhlouf a choisi d’y aller la traquer pour la montrer à l’oeuvre et voir dans quel état elle a mis cette société libanaise qu’elle travaille au corps depuis plus de douze ans.

Par-delà la balkanisation de ce petit pays en une multitude de communautés cloisonnées, aussi étrangères l’une à l’autre que les deux parties de Beyrouth qui semblent appartenir à des univers différents, la structure familiale est elle-même menacée d’éclatement. La mort atomise les noyaux durs familiaux par les jeux du massacre, par les mouvements d’exode interne et externe (400 000 émigrés jusqu’en 1983), par les disparitions (plus de 2000 Libanais de 1975 à 1982), les prises d’otages, les tortures, les explosions (16 780 de 1975 à 1983, et 400 victimes), les tirs de francs tireurs qui blessent mortellement par la première balle 75 % de leurs victimes, les suicides…

Pour une population libanaise qui n’excède pas les trois millions, de tels chiffres sont énormes. Encore ne tiennent-ils pas compte des victimes du siège de Beyrouth par l’armée israélienne au cours de l’été 1982, quand les armes les plus sophistiquées ont été utilisées: bombes à fragmentation et à impulsion. Bien que la plus atteinte, la population de Beyrouth avoisine encore un million de personnes que la mort accompagne « comme une ombre fidèle».

Dans cette ville où l’on ne distingue plus entre les immeubles partiellement détruits et les bâtiments en cours de construction, vie et mort se mêlent et effacent la frontière qui les sépare. Pour certains Beyrouthins, la mort « a agi comme un révélateur d’eux-mêmes ». Elle les pousse au dépassement de la vie, à un héroïsme quotidien. Ils ont appris que rien ne dure. Leurs pulsions vitales s’en trouvent excitées. Puisque la mort peut frapper à tout moment, autant vivre intensément le moindre instant!

Chez les combattants aussi, la mort fait sauter les inhibitions. La guerre a fait revenir la société libanaise « au temps d’avant l’éducation et le refoulement ». Elle donne libre cours au « débordement de la joie de tuer. » Et de détruire. Parlant d’un otage qu’il s’apprêtait à échanger, un milicien confie à l’intermédiaire: « J’ai participé à la fabrication de sa robe… comme j’étais heureux alors. » La « robe », c’est la peau noire, bleue et rouge, tuméfiée par la torture infligée à la victime. Joie atroce du tortionnaire : « La destruction absolue de l’autre permet une affirmation absolue de soi. » La torture la plus atroce, c’est la simulation de l’exécution qui fait croire au condamné à sa propre mort. Après cela, on ne peut connaître «aucune consolation». La trace est ineffaçable et « la nature humaine n’est toujours pas capable de supporter cette épreuve ».

Beaucoup de civils libanais atteignent l’insupportable. Ils se suicident. Le lieu habituel est le rocher élevé de Raouché sur la côte de Beyrouth. Mais le suicide par balle a fait son apparition avec la guerre. Les jeunes miliciens se tuent en jouant à la roulette russe, le  « jeu de la mort ». Sans parler des opérations kamikazes, quand des combattants qui ne dépassent pas la vingtaine d’années, notamment parmi les chiites, se transforment en bombes vivantes. Des laïcs, communistes ou baathistes, ont également leurs « martyrs », mais qui donnent leur vie sans la certitude d’aller au paradis.

C’est dans ce contexte que les deux tiers des enfants libanais ont grandi. « La guerre représente la totalité de leur vécu ; elle est leur mémoire et leur culture. » Leurs réactions sont diverses, Il arrive que des enfants s’automutilent après avoir assisté au massacre de leurs parents. De même, des parents, notamment des mères, se suicident après la mort ou la disparition de leurs enfants ou, simplement, parce qu’elles ne supportent pas l’idée de les savoir torturés. Des femmes violées se réfugient dans l’autisme; cette « forteresse vide », et se retranchent ainsi du monde. -.

Issa Makhlouf rapporte l’exemple d’une famille où les enfants sont si habitués à voir les horreurs quotidiennes à la télévision qu’ils pleurent quand elle s’arrête. Le père, pour les calmer, leur fait alors passer un western en vidéo. Selon une étude de l’OMS, l’Organisation mondiale de la santé, 26 % des enfants libanais de 10 ans observés, sont qualifiés d’« égocentriques », « immoraux », « indifférents aux autres », « dédaigneux de la vie » et souvent « fascinés par les actes guerriers et tout spécialement les meurtres »…

Ce sont là quelques-unes des observations faites par Issa Makhlouf dans son livre aussi beau qu’indispensable pour connaître le drame du Liban dans sa vraie dimension : celle qui englobe la souffrance des êtres et leur transformation.

Hédi Dhoukar (Jeune Afrique, N’ 1435, 6 juillet 1988)

 

 

« La guerre au Liban es ! Un délire collectif renforcé par l’émulation des combattants ». Le petit livre de Issa Makhlouf examine d’un oeil de sociologue et de poète la fascination de la mort qui s’est emparée d’un pays où quelle que soit leur religion ou leur minorité les Libanais en treize ans de guerre, se sont plongés dans une fête de la mort.

Prises d’otages, massacres, suicides, sacralisation des martyrs, apparitions de la Vierge, le vocabulaire libanais actuel abonde en mots guerriers et religieux alors même que les individus ont perdu tout fondement moral religieux ou idéologique. Au Liban on ne fait plus la guerre pour des objectifs, ni pour des idées, on fait la guerre par plaisir, parce que plus rien d’autre ne peut se faire. Les victimes sont devenues des marchandises, « la mort y est devenue routinière et le cadavre objet de consommation courante ». Les enfants jouent à la guerre et à cache-cache avec les francs-tireurs. Le livre fascine par la description de la mort sous toutes ses manifestations et par celle de la libération des pulsions instinctives de l’homme acharné à se détruire. Pessimiste, l’auteur, libanais lui-même, veut analyser froidement ce phénomène universel et éternel, sans concessions pour aucune des diverses tendances musulmanes, chrétiennes ou druzes du Liban. Il n’y a plus au Liban de milices de diverses factions, il n’y a que des Libanais victimes et bourreaux en même temps d’eux-mêmes et, pour l’auteur, l’exemple libanais n’est que l’épiphénomène de la destinée humaine, toute idée de l’amélioration du genre humain serait naïve.

Le livre fermé, deux troubles inquiétudes surprennent le lecteur : en savoir plus, inquiétante envie de déguster par procuration, en cannibale, la mort des autres en se rassurant que ce n’est pas chez nous. Européens civilisés, que cela se produirait, inquiétante crainte ravivée par les lynchages de Dublin que nous ne soyons pas meilleurs que les Libanais et forts capables de basculer, nous aussi, dans cette kermesse de la mort qui abolit toute angoisse.

Marie-Lucy Dumas (Persée, in « Politique étrangère », Année 1988, Volume 53, Numéro 2, p. 508)

 

Lien vers la page consacrée à Beyrouth ou la fascination de la mort

Lien vers la préface de Louis-Vincent Thomas