Les Algéries de rêve d’Hélène Cixous

 

En lisant l’œuvre d’Hélène Cixous, notamment Si près où l’Algérie est mille fois citée, la formule de Rimbaud « Libans de rêve (1) » s’impose. C’est l’Algérie de Cixous, à la fois réelle et irréelle, charnelle et imaginaire, multiple et unique.

Cette Algérie, Hélène Cixous la fait vivre grâce à l’écriture, nous offrant une fresque littéraire sublime, un pays de mots.

Revenons à Si près, où l’Algérie est une litanie, tel le nom d’Allah répété jusqu’à l’infini sur les murs des mosquées de l’Asie Centrale. Répété jusqu’à la transe. Répété aussi le nom de Zohra Drif, une ancienne camarade de classe, et aussi une lettre, une autre dérive de l’Algérie. « Je m’appuie sur le point Z. pour me regarder de l’autre point de vue (2) », dit Hélène Cixous.

Lire Si près c’est partir en voyage. Pourtant, c’est un voyage incertain, plein de mystères et de dangers, d’où son aspect mythologique, surhumain. Hélène Cixous est notre guide mais pour regarder sous des angles différents et inédits : « Je suis à Oran. Comment y aller, alors (3) ? ». « Cette fois-ci je n’ai pas dit Alger pour la ville ni pour le nom, il s’agissait de me rapprocher. C’était pour me rapprocher. Moi de moi. Peut-être par désir de m’approcher de ce qui m’est secret… (4) ». S’approcher ! Mais, en même temps, elle nous met en garde : « Il y a des abîmes à proximité (5) ».

« Si près » est un livre qui dit la vérité de l’absence, une vérité crue, inique. Ce livre a commencé ailleurs – car, comme tous les livres d’Hélène Cixous, chaque livre en contient tous les autres –, en l’an 2000, sept ans avant sa parution, dans Les rêveries de la femme sauvage. « Tout le temps où je vivais en Algérie, je rêvais d’arriver un jour en Algérie, j’aurais fait n’importe quoi pour y arriver (…), je ne me suis jamais trouvée en Algérie, il faut maintenant précisément que je m’en explique, comment je voulais que la porte s’ouvre, maintenant et pas plus tard (…), dans la fièvre de la nuit de juillet, car c’est maintenant, et probablement pour des dizaines ou des centaines de raisons, qu’une porte vient de s’entrebâiller dans la galerie Oubli de ma mémoire, et pour la première fois, voici que j’ai la possibilité de retourner en Algérie, donc l’obligation... (6) ».

Dès cette phrase – prélude, et à partir de cette même porte qui vient de s’entrebâiller, nous apercevons déjà le Si près de la mémoire, le Si près de l’oubli !

L’Algérie traverse les livres d’Hélène Cixous de part en part et jusque dans les œuvres où elle n’est pas nommée comme dans Dedans (7), ou citée comme dans Manhattan, Lettres de la préhistoire. Là, à côté de Central Park, l’Algérie est une source : « le littoral Algérie où mes fleuves prennent leur source (8) ». Ailleurs, dans L’Amour même, dans la boîte aux lettres, l’Algérie surgit comme une naissance : « Et t’avoir vu si peu en somme et t’avoir lu jour et nuit et t’avoir vu si souvent en rêve, en des vies si diverses, comme cette nuit où pour la première fois nous avons été ensemble à Alger. « J’étais dans les rues avec toi, je ne me souvenais d’aucun nom, j’étais dans l’état d’une naissance, j’allai avec toi, je levai la tête, je humai, tu sens ? Je ne sentais rien, cela ne sentait rien, eh bien cela ne fait rien, c’était Alger. Alger criai-je très fort. Alger ! Je criais, tu riais. Ce mot avait des puissances inouïes ! » Cette fois si tu me demandes où allons-nous ? Je te dis : à Alger. Et tu me suis.

« Nous nous y connaissons en joies d’exil (9) ».

Consciente que les mots ne suffisent pas pour dire tous les égarements –ces mots qui ruissellent entre la chanson et la blessure –, Hélène Cixous les étale, les découpe, les rallonge, les prolonge, les mutile, les caresse, les fusionne, les sépare… Elle les transcende poétiquement, car, comme le dit Jacques Derrida, « poésie est l’élément de sa langue même, le genre le plus général de tous les genres, à chaque instant, la puissance génératrice de toutes ses œuvres, à quelque genre qu’elles appartiennent (10) ». Aussi utilise-t-elle les mots d’une façon cubiste, des six côtés, y compris de l’intérieur. Et malgré cela, la soif persiste. Ecrire : une goutte d’eau pour une soif aussi grande que le désert !

Dans la nuit de ses rêves se réveillent les mots, ces mots qui poussent les portes et sondent les strates de l’âme. Hélène Cixous traduit le mouvement de son cœur et de son corps, elle avance à la lueur de son souffle. Elle danse les mots. De ce fait, ces mots n’acceptent pas d’être rangés docilement dans un livre. Ils débordent. Ne les voyez-vous pas bouger sans cesse ? Vertige ! 
Dans ce déluge intérieur, surgit soudain un radeau. « Un cyprès aussi visible et aussi fort qu’en rêve (11) ». Le cyprès est debout dans l’œuvre comme dans une miniature persane, verdure éternelle, un Firdaws terrestre qui n’est pourtant pas sur terre, d’où son éblouissante beauté car mêlé au rêve, ce quelque chose absent, perdu à jamais, brandit une existence inédite. Le cyprès c’est son facteur mystique ; elle le dit et c’est vrai. Un instant de répit, un signe, l’appel muet des absents.

L’étranger ici n’est pas l’Etranger de Camus ni l’ « étranger chez soi » selon la formule de Tony Morrison. Ne pas être là où il faut être. Etre Out of place, comme l’exprime Edouard Saïd dans le titre qu’il a choisi pour son autobiographie. Ici, l’exil ne se limite pas à son sens géographique mais s’entend au niveau d’une perte plus profonde, ontologique. Au sens que Sartre lui a donné en disant que l’exil c’est quand l’homme perd sa place dans le monde.

Ici le déracinement va au-delà du statut de l’étranger. Il est, si j’ose dire, originel. Il est là, même avant la naissance, dans ce lieu qui précède tous les lieux. Il nous guette et nous attend.

Naître en dehors du lieu où l’on naît. Avoir la nostalgie du dehors ? Ce Dehors qui se nomme, parfois, Dedans !

Dehors / Dedans ! Ici, là-bas, nulle part…

Il ne suffit pas d’être né là où l’on naît pour avoir un pays. Un pays se cherche, se construit tout au long d’une vie et encore on n’est pas sûr d’y arriver. Dans ce sens, dans l’œuvre d’Hélène Cixous, l’Algérie se lit comme un désir absolu, quasi utopique, d’un « royaume sans limites ». Pour l’écrivain, quel pays pourrait être le sien dans un monde d’injustice, de haine raciale, de violence et de barbarie, livré à la seule logique du profit et à la cruelle vulgarité de l’argent ?

L’œuvre d’Hélène Cixous est composée de multiples paysages dont l’Allemagne des années 30-40, l’Algérie coloniale, et a pour arrière-fond la politique, les guerres qui frappent aveuglément, les murs de haine. Ainsi, les égarements se substituent à la mère patrie. Ils la deviennent. La naissance sera comme volée, éparpillée aux quatre coins du monde. Le puzzle de l’Etre voit le jour.
Ce questionnement qui dépasse la question de l’identité, cet attachement à l’instant qui passe, cette quête de l’être au monde, sont des points fondamentaux dans l’œuvre d’Hélène Cixous. Ce n’est pas seulement l’individu et sa vie intime qui sont en question ici, mais la condition humaine toute entière. Dans ce contexte, l’écrivain a-t-il un autre chez soi en dehors de la langue ? L’araignée a-t-elle un pays en dehors de sa salive ?

En évoquant son Algérie, en parlant de ses Algéries de rêve, Hélène Cixous dessine un Paradis perdu. Un de ces Paradis que Milton a vu les yeux fermés. Z. D., J. D., la mère, le père, le frère, les amis de l’enfance et les lycées, les rues et les arbres, sont convoqués en tant que témoins. Mêmes absents, ils sont les points de repères, les « gardiens de la mémoire ». Cependant, les livres d’Hélène Cixous nous donnent à voir qu’au fond de la mémoire il y a l’oubli, et que pour atteindre la beauté il faut absolument passer par la perte et la mélancolie, car comme le dit si bien Djelal Eddine Roumi : « Le trésor est dans les ruines (12) ».

Issa Makhlouf


- Bibliographie

1. Rimbaud, Illuminations, Livre de poche, p. 227.
2. Hélène Cixous, Si près, Editions Galilée, Paris, 2007, p. 65.
3. Ibid., p. 56.
4. Ibid., p. 58.
5. Ibid., p.58.
6. Hélène Cixous, Les rêveries de la femme sauvage, Scènes primitives, Editions Galilée, Paris, p. 9.
7. Hélène Cixous, Dedans, Editions Bernard Grasset.
8. Hélène Cixous, Manhattan, Lettres de la préhistoire, Galilée, p. 97.
9. Hélène Cixous, L’Amour même, dans la boîte aux lettres, Editions Galilée, Paris, p. 107.
10. Jacques Derrida, Genèses, généalogies, genres et le génie, Les secrets de l’archive, Editions Galilée, 2003, p. 28.
11. Si près, op. cit., p. 85.
12. Djelal Eddine Roumi, Al-Mathnawi, Editions Al-Majlis Al-Ala Lithakafa, Le Caire, 1996.

 

(Hélène Cixous / croire rêver - arts de pensée (Colloque international – Paris, les 16, 17 et 18 juin 2008.)