Beyrouth : culture et stigmates

 

L’activité culturelle à Beyrouth n’a jamais cessé, même pendant la guerre de 1975-1990. Cependant, il faut remarque qu’il y a une différence essentielle entre culture et activités culturelles. Les activités culturelles, si abondantes soient-elles, ne peuvent pas créer une vie culturelle réelle en l’absence d’un projet qui embrasse et le présent et l’avenir.

Pendant la période qui a précédé la guerre, Beyrouth a donné l’impression d’avoir un projet de cette nature, même s’il était hésitant, flou et incertain. Ville ouverte sur les multiples courants politiques et culturels, Beyrouth était devenue l’asile des penseurs, écrivains et artistes arabes qui venaient chercher un terrain relativement libre – ce qui a fait la différence de Beyrouth par rapport aux autres capitales arabes étant cette certaine marge de liberté sociale et culturelle due, en partie, à son ouverture et à sa position entre Orient et Occident, et aussi à la composition confessionnelle multiple de sa population.

Le projet culturel en question a reçu un coup dur dès le début des hostilités. Plus encore, la guerre l’a remis en question à un point tel que l’on se demande aujourd’hui si la floraison culturelle qu’a connue le Liban avant la guerre, dans un contexte confessionnel pourtant complexe et difficile, a vraiment existé. À moins que, en l’absence d’une plateforme culturelle solide, toute culture ne soit vouée d’emblée à l’effritement. Ainsi, face au système confessionnel bien ancré dans le pays, le paysage culturel s’est terni et la culture a perdu la place qu’elle occupait pendant les deux décennies précédant la guerre.

Aujourd’hui, après toutes ces années de guerre, de mort et de destruction, la question demeure la suivante : quelle idée nouvelle au Liban qui permette de redéfinir la citoyenneté rassemblant les Libanais et de mettre fin aux hostilités ? De quelque côté que l’on regarde, la situation semble désespérante. L’enseignement public d’abord. Il pèse en effet sur la culture de l’après-guerre une régression dans l’enseignement. Le recrutement à l’université libanaise selon des critères confessionnels et non professionnels d’un certain nombre de professeurs semi-analphabètes a aggravé la situation de cette université qui souffre déjà de problèmes multiples découlant d’une crise économique de plus en plus grave.

Par ailleurs, la vie culturelle se mesure aussi par le mouvement de la traduction dans tous les domaines du savoir. Au Liban, comme partout dans le monde arabe, la proportion du livre traduit figure parmi les niveaux les plus bas au monde. À cela s’ajoutent le problème de la distribution du livre dans le monde arabe et celui de la censure.

Enfin, peut-on parler d’une vie culturelle sans évoquer la présence d’une bibliothèque nationale digne de ce nom, d’institutions publiques pour le cinéma, le théâtre et les arts plastiques, de musées consacrés au patrimoine et à l’art moderne ? Comment une culture peut-elle s’épanouir en l’absence de centres de recherche scientifiques et techniques, d’institutions et d’universités destinées à promouvoir la pensée critique et le savoir moderne ? Devant toutes ces absences, on voit mal comment le Liban pourra se redresser, comme le font d’autres pays du tiers-monde qui développent une base scientifique et technologique en adéquation avec leurs ressources propres et leur puissance économique.

Il faut admettre cependant, et pour relativiser ce terrible constat, que ce qui empêche le progrès en général, dont l’épanouissement culturel, ce qui freine l’élan vital de Beyrouth, c’est l’état d’urgence dans lequel vit le pays depuis une trentaine d’années. Cet état d’urgence-là rend impossible de penser non seulement en termes d’avenir, mais même en termes de présent, puisqu’il est menacé à chaque instant. Et cela n’est pas d’ordre culturel, social ou économique. Il est en premier lieu d’ordre politique.

C’est une évidence, la culture se fait et se construit au sein d’un État. Justement, où en sommes-nous ? Peut-on construire un État dans une société où citoyens et responsables politiques se disputent toujours la définition de la citoyenneté et, pour quelques-uns, la légitimité même de cet État ? Nous parlons de la culture de l’après-guerre et les questions de la guerre, ses répercussions et son sens historique, sont toujours à poser. Comment tourner une page qu’on n’a pas encore bien lue ? Ainsi, le Liban d’aujourd’hui tente-t-il de fabriquer une culture avec une mémoire déchirée par les conflits et la guerre. Et, même si les rideaux de cette guerre sont tombés, les acteurs, eux, sont restés à leurs places. Parfois, on les retrouve dans les hauts rangs de l’État libanais imposant la même mentalité qui a mené à la guerre et qui est capable d’en engendrer de nouvelles.

La période florissante qu’a vécue Beyrouth un jour, et dont on parle avec nostalgie, n’est pas sans soulever, elle aussi, des questions… Ville de rêve est la ville de Beyrouth ! Nous avons cru un moment que le changement arabe allait commencer là, mais il s’est avéré que cette ville est le miroir d’elle-même et de son environnement. Par sa position géopolitique, peut-elle être tenue à l’abri de la situation du Moyen-Orient, du conflit israélo-palestinien, des guerres interminables avec Israël et de leurs terribles conséquences ? Enfin, comment la protéger de cette poussée de fanatisme et d’obscurantisme qui se répand très fort dans la région ?

Après chaque destruction, nous évoquons la capacité de notre ville à renaître de ses cendres. En nous vantant de cette renaissance perpétuelle, ne cachons-nous pas un certain éloge de la destruction et de la mort chaque fois renouvelées ? Comme si Beyrouth ne pouvait pas vivre en dehors de ce cycle ! Comme si sa destinée était de mourir et de renaître sans cesse, tel le Phénix, belle image métaphorique que nous répétons inlassablement ! Toutefois, ce phénix ne peut pas voler à l’infini dans un morceau de ciel brisé…

Issa Makhlouf

 

(In D'encre et d'exil 6. Le Liban, entre rêve et cauchemar. Sixièmes rencontres internationales des écritures de l'exil (Centre Pompidou, du 1er au 3 décembre 2006). Éditions de la Bibliothèque publique d’information/Centre Pompidou, 2007.)