Debout, face à la mer

 

 

 

DEBOUT face à la mer, Salah Stétié se dit à voix basse que cet air iodé commence à lui brûler le visage et les poumons, que dans son corps, l’eau se met à monter. Je le vois depuis tellement d’années se préparant au voyage le plus lointain. Lui, qui est presque à mi-chemin entre les quatre-vingts ans révolus et les quatre-vingt-dix à venir, s’apprête à partir avec la vive légèreté de l’enfant qui naît maintenant. Pas un instant il ne s’arrête d’écrire, comme si le fil de la vie pouvait soudain se rompre si celui de l’écriture venait à s’interrompre.

Suite à la publication de ses mémoires, il envoie un recueil de poème à son éditeur, puis se met à préparer un nouvel  essai. Il dessine sur le papier un grand cercle et se sent en confiance. Il verse de l’eau sur la rose et nourrit les chats, sans jamais négliger le visiteur étranger qui cherche refuge derrière les portes, les rideaux, à l’intérieur même du corps.

Il est attentif aux battements de son cœur comme aux battements du cœur de la nuit, au sang qui coule dans ses veines comme à la sève qui circule dans les arbres,  tandis qu’il rassemble ses innombrables papiers et autres choses, leur cherchant un lieu sûr où ils seraient à l’abri des signes du temps qui passe. Il dépose ses manuscrits, les éditions originales de ses livres, des livres d’art, des toiles, des gravures, des correspondances et des photos, en trois lieux : la librairie Jacques Doucet, les archives littéraires des Éditions Fata Morgana et la Bibliothèque nationale de France. Un peu comme s’il déménageait les meubles de sa maison vers des endroits protégés avant que ne survienne le déluge.

Il sait que ce qu’il accomplit durant sa vie ne lui appartient pas qu’à lui seul et que dans sa quête de l’autre, sa recherche de la vérité, l’écrivain n’a rien à part son inquiétude,  sa perplexité et  ses questionnements.

Depuis quelques instants Salah Stétié est arrivé du Tremblay-sur-Mauldre où il habite une maison construite au XVIIe siècle, et dans laquelle avait vécu, un jour lointain, le poète Honoré d’Urfé.

Salah a dû quitter sa maison et son jardin pour nous rejoindre à Paris. Il a toujours traversé les temps et les lieux. Depuis Beyrouth où il est né en 1929 jusqu’à Paris et ailleurs où il a étudié et œuvré comme ambassadeur du Liban, il a vécu dans de nombreux pays et dans beaucoup de villes à l’est et à l’ouest de la planète, tissant ainsi la trame de son parcours et modelant son identité spécifique, épanouie, aux multiples facettes.

Ce que Salah Stétié a écrit dans le domaine de la poésie, de la prose et  de l'analyse critique, s’inscrit dans un vaste espace qui dépasse les frontières géographiques reconnues, dans lequel se retrouvent ceux qui ont osé briser l’ordinaire des jours pour prendre d’assaut les plus vastes horizons. Il a choisi de vivre là où les barrières sont abolies entre les genres, les langues et les spiritualités étroites. Ainsi, suivons-nous son complexe itinéraire entre Liban et France, entre langue arabe et langue française, entre poésie et pensée réflexive, ainsi qu'entre les rives de la Méditerranée, sa patrie. Il s’y déplace avec aisance, comme il le ferait, simplement, entre deux pièces de sa maison.

Et s’il se penche sur le soufisme, islam et christianisme mêlés, tout comme sur l'inspiration zen, il ne le fait pas dans l'intention d'une analyse purement intellectuelle, mais dans celle de faire se réfléchir comme dans un miroir les aspects multiples de l'intuition spirituelle et poétique et d'accéder à travers cette convergence à un dépassement visionnaire comme on observe la mer à partir d'un surplomb.

Ainsi dans son œuvre, on trouve bien des dénominateurs communs entre les esprits et les expériences les plus éloignées en apparence : entre Djelâl Eddine al-Roumi, par exemple, et Rilke, entre Ibn Arabi et Hölderlin. Il sait ce qui rapproche, autre exemple, al-Hallaj et Rimbaud, celui qui a dit : « l’Alif est celui de l’éternité et le Lâm est celui de l’expansion de l’infini » et celui qui a dit : « J’écrivais des silences, des nuits, je notais l’inexprimable. Je fixais des vertiges. »

Je lis Salah Stétié et m’interroge. Comment se fait-il qu'il soit parmi nous, celui qui a déjà abordé l’autre rive et qui le dit en poésie avec une lucidité implacable ? Celui qui est encore parmi nous et qui pourtant nous parle des plus lointains rivages avec nos propres mots, mots ordinaires devenus sous sa plume parmi les plus purs.

 Dans la demeure poétique qu’il s’est  choisie pour vivre sur cette terre, il nous fait sentir que l’instant présent – chaque instant – est paradoxalement un instant éternel.

 

 

Issa Makhlouf

(IMA, 23 avril 2015)