Issa Makhlouf Fleuves de sang 

 

 

 

Conseiller spécial aux affaires culturelles au siège des Nations Unies à New York, le poète Issa Makhlouf contemple l'Histoire. La symbolique du lieu, l'architecture et les pulsations new-yorkaises, puis l'espace de chaque ville du monde visitée et aimée, alimentent ses réflexions sur la nature humaine. Ténèbres sanglantes et lumières se côtoient sous sa plume.  

Le siège des Nations Unies et ce qu'il porte de paradoxes entre les valeurs prônées et la réalité d'une impuissance, voire d'un laisser-faire à l'égard de tant de douleur de par le monde, font l'effet d'une bombe à fragmentation dans l'univers de Issa Makhlouf. Ajoutez à cela l'aura technologique et apocalyptique de New York ainsi que les spectres chatoyants des lieux chéris par le poète - Paris, Florence, Pompéi, le Caire, la montagne Libanaise et tant de bibliothèques, librairies et musées aux quatre coins du globe -, et vous obtiendrez un aperçu de ce qui fait la particularité de son dernier recueil traduit en français Une ville dans le ciel.   

 «New York n'est qu'un gratte-ciel d'immigrants entouré d'eaux insouciantes des noyés et qui ne comptent pas les battements de cœur qui chavirent. () Les vapeurs de la nuit montent haut dans le ciel et les immigrants rejetés par leurs patries comme les poissons morts par la mer croient que le bras de la liberté se lève pour les accueillir ; (…). La main porteuse du flambeau salue-t-elle les arrivants du Nouveau Monde ou appelle-t-elle au secours ? Ou bien est-elle un phare éclairant la trainée de sang qui court d'un continent à l'autre ?».   

D'un été à l'autre, au rythme des saisons, Makhlouf  porte un regard brisé sur l'Histoire, quoiqu'à l'avenir sa pensée demeure portée par la beauté que célèbre aussi ce recueil : beauté des œuvres d'art et de la littérature, des mélodies portées par de sublimes voix - celle veloutée et mystérieuse de Billie Holiday -, de paysages intimes ou historiques, de visages aimés, d'inconnus croisés, et du jour et de la nuit se levant invariablement sur le monde. Les vers consacrés à la lumière et aux sources de vie, spirituelles et tangibles, ne manquent pas. Le ventre arrondi, le visage énigmatique et les yeux pensifs des femmes enceintes sillonnent le recueil. Mais le monde semble, dans son tourbillon robotisé et conditionné à l'acceptation de tout, rester aveugle et sourd : aucune leçon n'est tirée du passé et le cycle du meurtre se répète.  

«Le gibier sait que le chasseur qui le traque fait partie de sa vie. () Quand l'homme mange la chair d'un animal égorgé, mange-t-il en même temps sa peur du couteau qui l'égorge? () Le secret de la nature est plus dans les yeux de l'assassin que dans la fleur qui s'ouvre au matin.»  

Solitaire est le poète face au constat de siècles sanglants où l'homme n'a eu de cesse de réduire en esclavage d'autres hommes. Les guerres et les famines, les rêves d'or et les ailes brisées de ceux qui ont l'exil pour existence, les travailleurs dont la ville labyrinthique a dévoré l'âme, l'innocence volée par les perversités du monde adulte, surtout les douleurs sans fond de tous ceux qui furent faits esclaves ; tout cela foisonne dans les méditations du poète happé par New York. Les textes de Makhlouf  hanté par la mort et subjugué par la quête de la beauté première - fut-elle celle du visage, du geste d'écrire ou de dessiner - se confrontent à cette évidence : Le fond du cœur de l'homme n'est pas inscrit sur son visage. Issa Makhlouf a beau traverser pieds nus les fleuves de sang, les souffles sages de son poème en prose ne font que mesurer l'ampleur du désastre et du mystère.  

 «Cet enfant en train de naître, je me réveille à l'écho de son nom. Avec ses grands yeux il me regarde de sa terre lointaine. Il se coule dans le regard de l'oiseau. Il pose ses paumes à plat sur les nuages et repousse l'horizon de la mer?; plus léger qu'une absence, il est la lumière qui me parle?; je ne comprends pas ce qu'il me dit mais, en le voyant, le jour modifie sa course.?"

 

 

 Baddoura

 

L’Orient Littéraire 

2015 - 01