Mais qui est donc cette

«Messagère aux cheveux longs»?

 

 

 

 

Lors de sa dernière nuit à Paris, tandis que nous traversions la ville de bout en bout, il me disait avoir écrit un poème où il parlait d'un enfant qui engloutissait le sein de sa mère, ou bien sa mère toute entière, je ne sais plus. Sur le moment, j'ai eu l'impression de propos confus, incohérents. Je ne me suis même pas tourné vers lui pour lui demander de répéter. Je n'ai pas osé. Je me demandais ce que pouvait bien vouloir dire un homme tel que lui, qui avait perdu sa mère à l'âge de sept ans, morte d'un cancer. Je me demandais s'il avait réellement prononcé ces paroles, ce qu'il avait voulu dire exactement, si certains mots, à force de clarté, n'en devenaient pas incompréhensibles.

 

Nous avons continué, traversé un pont vers l'autre rive, traversé le feu de ces paroles brûlantes, comme si je n'avais rien entendu, ou plutôt comme si, inconsciemment, je ne voulais pas être le témoin de sa faim sauvage d'une mère.

Dans son livre La messagère aux cheveux longs jusqu'aux sources, paru récemment aux éditions Actes Sud/L’Orient des livres dans la traduction française d'Abdul Kader el-Janabi et Marie-Thérèse Huerta, Ounsi el-Hage part d'un autre lieu, d'une vision poétique différente de celles qui l'ont à la fois précédée et suivie, et que le poète retranscrit comme s'il écrivait une nouvelle strophe du «Cantique des cantiques».

Mais ici, la femme est tributaire du rôle que l'Église lui assigne, d'après l'apôtre Paul qui considère que «l'homme est la tête de la femme» après que la Bible l'a vue issue de la côte d'Adam. C'est pourquoi Ounsi el-Hage corrige en disant: «Si je suis ta tête, ô ma bien-aimée/ Tu es l'auréole autour de ma tête», puis: «L'oiselle blanche a une force, l'aigle noir une terreur». Mais la force, ici, est une force conciliante, qui accepte son sort et son rôle tracé du début à la fin. Pourquoi pas, puisqu'el-Hage écrit: «Il l'a emprisonnée sous sa nuit/ Bien vite elle s'y enroule»? Puis, ailleurs: «Son chasseur tombe/ L'oiselle blanche prie pour lui... Et voilà, il est sauf.»

Mais qui est donc cette «Messagère aux cheveux longs jusqu'aux sources»? Le poète lui-même se demande: «Qui est-elle, celle que je chante?» Ne dit-il pas au début du poème qu'il écrit «l'histoire de la face cachée de la Genèse»? Dans cette histoire, nous découvrons une autre Ève, une femme exempte de toute souillure qui associe en elle la mère à la présence transcendée par son absence et la Vierge-Marie; une femme au sein de laquelle il n'a pu se nourrir et qu'il veut engloutir.

La mère est fortement présente chez Ounsi el-Hage, en lui et dans les coulisses de sa prose et de sa poésie. Sa perte prématurée marque son rapport au monde et à la femme en particulier. C'est de là que vient chez lui la peur, de ce sentiment d'être né sans un toit pour abriter sa naissance. La peur sourd chez lui de la perte primordiale, de la perte originelle, cette peur qu'il exprime en maints endroits de sa poésie et par laquelle il inaugure son premier recueil, Lan. La peur du gouffre, la peur du silence, «comme quand, perdu dans une forêt, on s'effraie à l'idée d'une bête sauvage».

Ounsi El Hage écrit: «L'homme a besoin, avec la femme aimée, d'une illusion aussi solide que celle dans laquelle il a vécu du temps de sa mère.» L'homme se fuit lui-même en cherchant le salut dans l'amour, considérant que «la femme représente mon absence du monde». Il la cherche avec une image toute faite, en oubliant qu'elle est avant tout un être de chair et de sang, qui éprouve de la joie, de la douleur et de la peine.

Il la voudrait éthérée, céleste; il voudrait qu'elle soit un ange, pas un humain. Comme dans La messagère! Roland Barthes ne dit-il pas dans ses Fragments d'un discours amoureux que l'être que nous attendons n'est pas une personne réelle? Nous le créons et recréons sans cesse à partir de notre faculté et de notre besoin d'aimer?

Il n'en reste pas moins que la femme de La messagère n'est pas la même que celle de ses autres écrits. Dans le poème «La tempête», extrait du recueil Le passé des jours à venir, le féminin prend un visage différent. On y trouve un résumé de son autre vision de la femme, comme lorsqu'il dit: «Quand je suis entré dans ma jouissance et que mon corps s'en est allé, j'ai rempli les espaces, tu es sortie, toi, en criant comme une sainte et en te taisant comme une prostituée.»

Le rapport d'Ounsi el-Hage à la femme n'est pas toujours égal. Jadis inventée et fantasmée, elle a acquis peu à peu une existence réelle. Sa langue poétique en porte la marque, à la fois dans Lan, dans La tête coupée, dans Le passé des jours à venir et dans Qu'as-tu fait de l'or, qu'as-tu fait de la rose?. Elle était celle qui allégeait le poids des cauchemars du dedans et dehors. Il n'a pas tardé à la maudire puis, de là, à la glorifier, comme c'est le cas dans La messagère aux cheveux longs jusqu'aux sources. Serait-ce à dire que sa vision de la femme et de l'amour a changé au fil des ans?

Quand je lui demandais pourquoi il regardait l'amour tantôt comme un emprisonnement, tantôt comme une planche de salut, il me répondait: «Pourquoi veux-tu m'enfermer dans le dualisme? Je suis un homme croyant et non-croyant, noble et vil, profond et superficiel, transparent et opaque, clair et obscur, simple et compliqué. C'est le propre de l'âme humaine. J'essaie toujours de créer un équilibre entre les contraires: l'amour et le non-amour, la faiblesse et la force, le bien et le mal, sans vouloir abandonner l'un pour l'autre.»

Ainsi, ce qu'on entend par amour ne serait plus cette chose incluse dans les strictes limites de son début et de sa fin mais ni plus ni moins que le trésor perdu au fond de nous depuis l'aube de la création.

 

 

Issa Makhlouf

(L’Orient Littéraire 2015 – 05)