BEYROUTH

ou la fascination de la mort

Préface

 

 

Havre de paix, pays rayonnant aux multiples visages, lieu de rencontre par excellence d’où jaillit l’esprit depuis des siècles, le Liban est devenu lieu de haine, foyer des crimes, monde de l’absurde meurtrier, enjeu des grandes puissances qui y règlent leur compte en quête d’hégémonie ou seulement, ce qui est plus lamentable, encore pour y satisfaire leurs appétits économiques.

Dans son texte passionnant, Issa Makhlouf nous parle justement de ce Liban déchiré. Libanais lui-même, poète, journaliste, docteur en Anthropologie sociale et culturelle, l’auteur a réfléchi sur la situation de son pays. Témoin des événements, il veut les restituer pour essayer de les comprendre, et les exorciser en soulignant leur double caractère dérisoire et inhumain. Cette étude est une analyse lucide et poignante, d’une grande intensité dramatique, d’une totale authenticité. Elle est écrite dans un style clair, élégant, avec un sens remarquable des formules qui frappent juste, tandis que l’iconographie s’avère fort expressive. S’appuyant sur la presse qu’il connaît admirablement et relatant des faits tragiques (la façon d’abattre en pleine rue, à l’aveugle) ou truculents, Issa Makhlouf décrit et explique la réalité vécue de la mort avec pertinence, finesse et objectivité. Toujours il évite le piège facile du voyeurisme ; jamais il ne tombe dans les embûches d’une sensibilité à bon marché.

Dans une première partie, il examine la mort dans toutes ses expressions, tout spécialement en milieu urbain, en prenant pour exemple le cas de Beyrouth, « capitale ensauvagée », « sculpture de mort », « cadavre maquillé », ville douloureuse avec ses quartiers ennemis, où l’on se livre chaque jour à « une guerre sans combattants », et qui se vide de ses habitants par suite de massacres et des départs. Mais curieusement Beyrouth est une cité qui renaît chaque jour de ses cendres : elle panse ses plaies, efface ses ruines, poursuit sa reconstruction, exprime sa volonté de survivre, malgré tout, malgré tous.

Si la première moitié de l’ouvrage décrit les faits dans leur immédiate brutalité, la seconde met plus particulièrement en lumière les réactions émotionnelles ou pulsionnelles les plus profondes. Non seulement les Libanais parviennent à vivre avec la mort, mais encore ils savent la transcender. Ce qui apparaît clairement dans les chapitres où il est question de l’influence que la guerre exerce sur les moyens d’expression et de création : les media ou la mort-spectacle, les graffiti sur les murs, la place que la guerre occupe dans le roman ou la poésie. Redoublement ? Evasion ? Catharsis ? Il est bien difficile de répondre. Et d’autant plus difficile que l’auteur est lui-même poète, marqué par la guerre. L’ambiguïté réside en ce qu’il se trouve être observateur en même temps qu’objet d’observation. Il fait cependant une analyse aussi impartiale que possible de la littérature libanaise : en elle il recense l’avance de la « grande maladie » : la mort. Au cours de la seconde partie également, Issa Makhlouf s’attache au sentiment magico-religieux dans la guerre : des pages fort belles et très justes sont consacrées à la mort fertile du martyr, a l’immortalité du chef, à la dimension surréaliste de la guerre.

Ce très beau livre constitue un témoignage accablant. Mort rôdeuse et harcelante, tuerie exhibée ou cachée, assassin masqué et victime humiliée dans la torture, cadavre exsangue et mutilé abandonné sur la route ou prisonnier agonisant au fond des geôles… telle est la quotidienneté qu’offre le Liban : n’importe qui peut y tuer n’importe quand et n’importe où , sans autre raison que d’affirmer son pouvoir. Ainsi sort-on de cette lecture bouleversé et plus encore, rudement interpellé. Pourra-t-on désormais vivre Libanais sans être bourreau ou victime ? Tous ces crimes odieux ne retombent-ils pas sur chacun de nous bien que tranquilles et épargnés. A quelles conditions la paix pourra-t-elle s’installer et la joie de vivre habiter tous les hommes et toutes les femmes du Liban ? Bien qu’il ne puisse apporter de solution, on se doute qu’Issa Makhlouf reste avant tout celui qui ose espérer.

Comme nous espérons nous-même.

Louis-Vincent Thomas
Paris, novembre 1987

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