Article de Zahida Darwiche Jabbour

"Lettre aux deux sœurs

de Issa Makhlouf.

 

Zahida Darwiche Jabbour

 

Si l'on admet que la poésie est un mode de présence au monde et que "le poème est une demeure" comme le disait Novalis, Lettre aux deux sœurs, pourrait bien s'en revendiquer car son auteur peut bien reprendre à son compte une expression de Georges Schéhadé qui écrivait dans un poème: "J'habiterai la maison des feuilles".

Oui, la qualité essentielle de cette écriture est l'authenticité. Optant pour un langage qui suggère beaucoup plus qu'il ne dit, cultivant l'équivoque, Issa Makhlouf nous invite dans ce livre à partager avec lui l'expérience d'une exploration de la vie intérieure où l'aventure amoureuse et la quête de la beauté se conjuguent dans une même soif d'unité, et dans un même élan vers un absolu. Ainsi mysticisme et érotisme, abstrait et concret, émerveillement de l'âme et transports des sens s'impliquent dans une fascinante réciprocité.

Le regard de l'écrivain opère comme une sonde et sa perception du réel aiguë jusqu'au paroxysme de la douleur et de l'exaltation lui permet d'accéder à ces zones de la conscience où le rêve est la doublure du réel et le songe l'autre versant de la pensée.

A travers les pages se dessine le profil d'un créateur et le portrait d'un monde tissé à la fois de vues et de visions. J'ai bien dit tissé parce que l'écrivain procède pour écrire ces textes à la manière du tisserand qui se met à l'œuvre avec patience transformant de son aiguille la laine brute en fils de toutes les couleurs dont il crée les motifs de son tissu. Ce tisserand est un veilleur épiant dans le réel les signes d'une présence cachée, mais c'est aussi un observateur attentif au mouvement de la vie qui s'agite autour de lui et dont il capte toutes les nuances, et un artiste sensible aux manifestations du beau là il les surprend, dans une toile ou une photo, dans une sculpture ou un livre, dans une musique de Bach ou dans une scène d'opéra.

Dans ce livre inclassable - l'art dont l'essence est liberté n'échappe-t-il pas aux catégories?- il nous invite à l'accompagner dans des parcours qui nous inquiètent et nous fascinent à la fois, tantôt dans un musée pour contempler une toile, en saisir les nuances guidés à la fois par son talent de critique d'art et sa sensibilité de poète; tantôt dans un parc où il s'arrête devant une statue de femme qui rompt le silence des pierres pour lui parler son secret langage et le laisser rêveur; tantôt c'est une rose dans un jardin où des mouettes frôlant de leurs ailes la surface de l'eau ou aussi une main simplement offerte qui devient sujet d'émerveillement. Les textes opèrent une symbiose parfaite entre les perceptions sensorielles, les élans de l'âme et l'apport de l'intellect. L'auteur possède, certes, une vaste culture et il est un excellent lecteur. Mais de ses lectures, aucune trace manifestement repérable car il n'en a gardé que la quintessence. Son livre réunit tout ensemble la prose poétique, le poème en prose, le récit autobiographique, le récit de rêve, et la méditation esthétique, voire philosophique. Certains aphorismes ressemblent même à des trouvailles : "La vue nous permet de voir, mais dès que nous ouvrons les yeux, une barrière se dresse entre nous et ce que nous voyons".

La densité des textes peut paraître déroutante d'autant plus que l'écriture est parfois choisie comme un masque et que l'auteur cultive souvent l'ambiguïté. Le lecteur est ainsi interpellé, il doit renoncer à ces anciennes habitudes de lecture confortable et facile pour s'aventurer dans les ténèbres du sens guidé non pas par la raison mais muni d'une autre lampe, celle de l'intuition. Alors, peut-être comprendrait-il que l'aventure vécue dans ce livre serait celle d'une conscience solitaire qui s'interroge sur elle-même et sur le monde, sur la vie et sur la mort ainsi que sur les secrets de l'être féminin et de l'amour. La lettre aux deux sœurs ne serait qu'une tentative menée par l'auteur pour se réconcilier avec son double, la face mystérieuse et cachée de son être, voire la composante féminine de la psyché, ce qui lui permettrait de reconquérir ainsi l'unité originelle, et de réaliser l'harmonie des contraires. Tentative prédestinée à l'échec, aussi la lettre qui se prolonge pour se multiplier (21 textes) doit-elle demeurer inachevée. Les deux sœurs pourraient également représenter une allégorie du double visage de la femme telle que le perpétue l'éternel féminin : l'Eve et la Madone. L'aspiration de l'auteur serait vers une femme entière affranchie de cette dichotomie pour être à la fois la compagne, la sœur, l'amante, la mère et la complice. Une femme qui ne serait ni muse ni idole mais qui comme lui ose frapper à la porte de la nuit animée de la même soif de vérité et de beauté.

Effectivement, ce sont de beaux textes que nous donne à lire Issa Makhlouf, ceux qui les ont lu dans leur version originale, l'arabe, avant d'en lire cette excellente traduction en français ne manqueront pas d'apprécier le talent du traducteur, lui-même un grand poète. Abdellatif Laâbi, qui connaît à merveille l'esprit et les secrets de la langue française et qui est pétri de langue arabe a réussi à conférer aux textes toute la fraîcheur et la beauté d'une nouvelle naissance dans la langue de l'autre. Doté d'une oreille de musicien il choisit les mots en fonction de leurs sonorités et il demeure ainsi non seulement fidèle au sens mais surtout à l'effet esthétique produit ; tout comme il excelle à donner à la syntaxe et aux rythmes une impulsion fidèle à la version originale voire qui rivalise parfois avec elle par la force de l'effet.

Un bon traducteur est un autre créateur du texte. Abdellatif Laâbi a certainement ce mérite, il s'est assimilé l'expérience de l'auteur et je dirai qu'il a éprouvé le texte avec toute sa sensibilité, son imagination et son intelligence pour en donner cette traduction où il renaît revêtu de tout l'éclat d'une langue autre mais qui ne l'apparaît pas.

(Salon du Livre Francophone de Beyrouth, octobre 2008).

 

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