Issa Makhlouf, cosmopolite au je multiple 

 

 

Le dernier livre de Issa Makhlouf, Une ville dans le ciel, vient de paraître dans sa version française aux éditions Corti, et a été traduit par Philippe Vigreux. C'est le troisième volet d'une trilogie qui a commencé avec Mirages et Lettre aux deux sœurs (prix Max Jacob). Une ville dans le ciel puise dans l'expérience de l'auteur à New York en tant que conseiller spécial aux affaires culturelles à l'ONU, dans le cadre de la 61e session de l'Assemblée Générale en 2006-2007. Écrivain et poète, Issa Makhlouf est né au Liban et réside à Paris. Il est actuellement directeur de l'information à Radio Orient. Docteur en anthropologie sociale et culturelle de l'Université de la Sorbonne, il est l'auteur de plusieurs ouvrages en prose, poésie et théâtre. Il a traduit également des auteurs français et latino-américains, entre autres Georges Schéhadé. Sa version arabe de L'émigré de Brisbane a été présentée par Nabil El Azan dans le cadre du Festival International de Baalbeck en 2004. 

 

Dans Une ville dans le ciel, le récit commence au siège des Nations Unies à New York. Quelle importance accordez-vous à cette expérience ? 

 

Le livre s'est esquissé et a pris forme à l'ONU et ailleurs. Il essaie de relier le Nouveau Monde à l'ancien mais sous le signe de la violence et de la beauté. En arrivant à l'ONU, j'ai remarqué que c'est le lieu où l'on prononce le plus le mot «paix» ; cependant, c'est le lieu où le «  rapport de force» est le plus prononcé et où l'on dresse les cartes de la paix et de la guerre. C'est le miroir où se reflète le vrai visage du monde depuis la Seconde Guerre mondiale. 

 

Votre livre évoque la guerre, les esclaves qui ont construit la ville de New York, le 11 septembre... Ce livre est néanmoins hanté par la beauté. Est-ce que la beauté se présente ici comme une alternative ? 

La beauté me paraît être une question difficile. Elle est énigmatique et sa source est vague. Dans Une saison en enfer, Rimbaud écrit : «Un soir, j'ai assis la Beauté sur mes genoux. - Et je l'ai trouvée amère. - Et je l'ai injuriée.» C'est vrai que l'art nous apporte parfois une consolation, mais si l'œuvre d'art se fonde aussi sur le meurtre et la souffrance ? Et si, pour que la beauté existe, il faut que coulent des fleuves de sang ? 

 

Ne croyez-vous pas en ce que dit Dostoïevski : «Seule la beauté peut sauver le monde» ? 

 

À mes yeux, c'est un propos idéaliste et utopiste. Un vœu... La beauté ne peut pas sauver le monde, et, malgré cela, on tente à travers une certaine idée de la beauté, de défier le temps et la mort. Laurent Terzieff disait: "Habiter les mots, c'est le meilleur des exils" !

 

Votre réponse est-elle pessimiste ? 

 

Je suis réaliste. Un seul exemple suffit à résumer toute une situation qui s'impose actuellement à l'échelle mondiale : la destruction d'un pays - la Syrie - face à un silence terrible et complice. Puis, l'histoire de l'humanité nous a montré et nous montre tous les jours ce que le biologiste François Jacob a résumé dans son excellent livre Le jeu des possibles : «Ce n'est pas seulement l'intérêt qui fait s'entre-tuer les hommes. C'est aussi le dogmatisme. Rien n'est aussi dangereux que la certitude d'avoir raison. Rien ne cause autant de destruction que l'obsession d'une vérité considérée comme absolue.» 

 

Revenons à New York, la présentez-vous également sous d'autres angles ?

 

D'un point de vue architectural, New York est la «ville verticale» : une ziggourat énorme qui se dirige vers le haut. Mais, elle est aussi la ville cosmopolite par excellence et dégage une énergie rare. Sur chaque quatre personnes qui y vivent, il y en a trois qui ne sont pas nées sur son sol. C'est la ville sans étrangers, car tout le monde est étranger. 

 

À propos d'Une ville dans le ciel, Salah Stétié écrit que, pour l'auteur de ce livre, «nourri de culture occidentale, mais tout allaité de vive spiritualité comme l'était avant lui son compatriote Gibran Khalil Gibran, il n'y a pas de frontière entre visible et invisible, l'un traversé par l'autre, l'un dans l'autre». Qu'en pensez-vous ?

 

C'est tout à fait juste. Le propos de Salah Stétié rejoint celui du poète Adonis quand il a écrit au sujet de Mirages : «Dans ce livre, l'écriture n'embrasse pas seulement les détails visibles ; elle ouvre également ces détails aux perspectives invisibles des choses et des événements. L'écriture ici est l'équivalent de l'être dans toutes ses dimensions : vie, passion, imagination et pensée.» 

 

Sont présents dans votre livre New York, Florence, Le Caire, le pays de votre enfance, et, bien sûr, Paris «où l'automne des jardins est triste et élégant». Comment résumez-vous votre rapport à cette ville où vous résidez depuis le début des années quatre-vingt ? 

 

Quand j'ai fui la guerre civile au Liban, je suis venu à Paris. C'était pour moi une nouvelle naissance. Comme toutes les grandes villes, Paris est une ville difficile à vivre, mais inépuisable par son patrimoine historique et architectural, et par sa dynamique intellectuelle. Ici, j'ai fait mes études à La Sorbonne, et, en même temps, j'ai suivi au Collège de France les conférences qui se donnaient à l'époque par des penseurs et des écrivains tels que Michel Foucault, Claude Lévi-Strauss, Roland Barthes, ou bien l'arabisant Jacques Berque… Et, si cette époque est révolue, ce n'est pas pour autant que la vie culturelle et intellectuelle s'est éteinte. Elle a seulement changé, et cela est dû à plusieurs facteurs dont notamment la mondialisation, la nouvelle technologie et le rapport à l'argent… 

 

La femme est la personnalité principale dans votre livre, elle est omniprésente. Qui est cette femme ? Qu'est-ce qu'elle représente pour vous ? 

 

Cette question demande, à elle seule, toute une interview. Toutefois, je crois que j'ai donné une réponse dans Une ville dans le ciel. J'invite les lecteurs à la découvrir eux-mêmes. 

 

Vous avez beaucoup voyagé et votre culture, comme nous le constatons dans vos livres, est ouverte à toutes les cultures ; où vous situez-vous aujourd'hui ? 

 

Je suis né dans un endroit d'une beauté inouïe, Ehden, dans la montagne libanaise. De cet endroit, en passant par Beyrouth, Caracas, New York et Paris, mon identité s'est forgée. Je me considère comme un citoyen du monde et mon je est multiple. Il est fait de toutes mes expériences et voyages, de la musique, de l'art et des livres. 

 

Quel est votre dernier mot ? 

 

Je l'emprunte à Rilke : «  croît le danger, croît aussi ce qui sauve.» 

 

 Katia Ghosn 

 

L’Orient-Le Jour (2014 – 06)