Article de Edgar Davidian, paru dans l'Orient-Le Jour

Les troublants reflets des lettres d’amour…

 

Edgar Davidian

 

Quand deux sœurs lisent une même lettre d’amour, où se situe brusquement celui qui en a écrit le contenu ? Qui trouble qui dans ces reflets de miroir des intermittences du cœur ? Issa Makhlouf, en fin poète, fait une plongée entre ténèbre et lumière, entre non-dit et paroles courantes, entre chair et esprit, entre douleur et paix, entre visible et invisible.

 

En dépit de multiples occupations et préoccupations, la poésie a toujours été son domaine. Entre recueils de poésie (Face à la mort, une étoile a ralentiL’œil du mirage) et essais (Beyrouth ou la fascination de la mortLa pomme du paradis), le parcours de Issa Makhlouf se dessine en lettres noir sur blanc, entre tourments et apaisements, pour sonder la vie et les cœurs. Les traductions du français vers l’arabe, notamment de Petra, le dit des pierres et de L’Émigré de Brisbane de Georges Schéhadé, pièce donnée il y a quelques années à Baalbeck, ont confirmé le talent et l’art de ranger les mots de l’auteur d’Égarements. Art de jongler avec les vocables et de leur donner une nouvelle vie, un nouveau souffle, une architecture insoupçonnée.

Aujourd’hui, en devanture des librairies, Lettre aux deux sœurs (José Corti – 127 pages – avec, en illustration de couverture, La Vierge, l’Enfant Jésus avec sainte Anne et saint Jean-Baptiste de Léonard de Vinci) dans sa version française, traduite de l’arabe (titre original Rissala ila al-ukhtayn) par Abdellatif Laâbi, romancier marocain, lui-même poète, homme de théâtre et fondateur de la revue Souffles.

En ce siècle de la rapidité électronique qui écrit encore des lettres ? Ces lettres aux normes usées à la corde, mais où la plume, sous d’innombrables couverts et voilettes, glisse vers les coins les plus secrets de l’âme, du verbe et du corps… Le style épistolaire depuis Madame de Sévigné a un petit air suranné… Oui, on écrit encore des lettres. Ce sont là certainement les retardataires d’un siècle régi par la célérité et la tyrannie des gadgets de l’ère atomique et de l’ultrason…

D’emblée, en parlant de lettres, on se place sous l’ombrelle d’un certain romantisme, d’une période presque révolue, d’un fin de siècle. De nos jours, place aux SMS, aux e-mails, ces fringants substituts du courrier de grand-père…

Mais voilà, la poésie a des nostalgies tenaces, la poésie défie le temps, la poésie a pour royaume l’imaginaire… Issa Makhlouf se gausse certainement de toutes considérations contraignantes à son inspiration, et à raison. Sa première tâche et son urgence sont d’écrire. De se confier, de voir clair, de toucher autrui, de rêver…

En ouverture de son opus, on tombe sur ces lignes, d’une désarmante clarté: «Ensemble, nous voyons ce que chacun, séparément, n’est pas en mesure de voir. Pouvons-nous écrire si nous n’avons pas à qui écrire ? Aujourd’hui, je t’écris, guidé par ta lampe lointaine dont la lumière me transporte vers les lieux que tu connais par intuition. »

Et au fil des pages, l’histoire d’une liaison se dévoile lentement. Écrire des lettres à une femme aimée et se rendre compte, plus tard, que ces lettres étaient aussi lues par sa sœur ! Deux sœurs pour une même âme, pour un même corps, pour une même célébration de la vie, des désirs et des sens.
Secrets partagés, désirs dévoilés, murmures domptés, chuchotements transformés en psalmodies, cheminements secrets… Troublants jeu de miroir pour une lecture brusquement ouverte à plus d’une interprétation, plus d’une perception, plus d’un éclairage… Le style de l’ouvrage s’en imbibe et l’écriture dépasse la simple confidence ou la narration linéaire.

Les références émergent, les allusions se multiplient, la culture devient partie prenante et intégrée à ce texte oscillant entre pudeur et audaces des mots, du regard, des gestes, des aveux, de la confidence…

D’une main peinte sur une grotte préhistorique à la voix de Kathleen Ferrier interprétant La Passion selon saint Mathieu de Bach, en passant par une toile de Caravage ou une statue révélant l’éclatante nudité d’une femme au Parc de Bagatelle, les interrogations et les émotions suggérées ne sont que celles de l’amour. Celui-là même qu’on évoque, invoque et convoque… Loin de toute violence, traquant beauté et harmonie, ce livre à la fois éthéré et brûlant est un exquis prétexte pour un vibrant hymne à l’amour.

Mais le dernier mot reste au poète. Un poète qui sait ce que la guerre veut dire et qui n’est guère dupe qu’amour et mort riment naturellement, en toute intimité. Sans pouvoir d’ailleurs jamais rien comprendre… En substance, il écrit ceci : « Nous en étions là avec les minutes et les secondes, mais qu’ont-elles aujourd’hui à courir si vite que nous n’arrivons plus à reprendre haleine ? Nous les sentons battre dans nos corps et, une fois passées, elles nous abandonnent derrière elles comme la guerre le fait avec ses tués sans leur donner le temps de raconter d’où ils sont venus et ce qui les a poussés à se trouver là. »

(L’Orient-Le Jour, décembre 2008).

 

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