LETTRE AUX DEUX SOEURS

(MARGES)

 

 

I

 

Les convives arrivent, chacun avec sa rose. Mais la nôtre embaume déjà tout l’espace.
Où mettre la rose qui est dans nos yeux ? Comment la rendre à sa terre nourricière sans avoir à l’accompagner, cette rose éternelle qui nous est raison de vivre et d’espérer ? L’espérons-nous encore vraiment ? Nous ne faisons qu’observer les mouvements discordants des êtres et de l’étoile tissant sa lumière et la hissant comme une voile d’espérance.
La même porte, là-bas, s’ouvrira bientôt pour les arrivants et les fugitifs.

Hier, j’ai eu un rêve étrange que je n’ose rapporter maintenant. Un rêve qui ne se raconte que dans le sommeil, non dans ces langues qui ne savent rien de nous, aussi inconscientes que ces voilages que nous écartons à loisir. Dans ce rêve, les êtres et les choses étaient en parfaite communion. J’en ai acquis la conviction que nous resterons prisonniers tant que nous n’aurons pas atteint la liberté qui se déploie dans nos rêves.
Au premier appel capté de l’aube, nous naissons du visage de l’aimé, à notre corps défendant.
D’un nom unique, nous désignons l’ensemble des êtres familiers ou farouches. Nous le confions à l’aube naissante, au visage nous adressant de loin son sourire.
Au-dessus des feuilles dorées, ton souffle. Désertés par le sens, les mots que tu alignes ici de ta belle écriture savent que deux yeux les regardent. C’est ta présence soudaine, se passant des mots et du sens, répugnant aux préparatifs, vaste au-delà des distances. Mais pourquoi toutes ces distances si nous ne pouvons bouger ? Pourquoi cette nuit totale si le sommeil nous est refusé ?
J’attends le scintillement du diamant autour de ton cou. Qu’un soleil d’été s’y lève. Ce soleil qui, à voiler, révèle davantage, l’air de dire : ceci n’est que l’infime de ce que je peux encore révéler. Ce soleil annonciateur d’autres soleils quittant leur orbite pour se joindre à la dernière fête, celle de nos noces imminentes.

Hier, je t’ai vue en rêve. Ensemble nous sortions du même rêve. Autour de nous, des yeux effarés se multipliaient telles des cathédrales en larmes ou la bruine arrosant des ailes. Juste avant notre réveil, nous avions l’éclat de cette lumière issue de l’huile de nos corps débordants d’amour.

 

II

 

Le ciel s’inspire des nuages pour concevoir ses personnages chimériques.
Ici, nul hasard, nulle crainte de ce qui peut advenir. Les mots n’ont rien à craindre de leur auteur. Le paradis n’a pas à redouter sa fameuse pomme. Pourquoi ne pas nous asseoir à l’ombre du pommier pour voir le visage qui ne peut être vu ?
Nous palpons ce visage et il nous palpe.
Notre visage : notre double flamme.
La voix avance, la musique s’élève dans toutes les directions, et l’esseulé n’est plus seul.

 

III

 

Qui nous racontera l’histoire et lèvera le rideau du théâtre comme s’il retenait en son cœur le tréfonds de la mer ?
Celui-là qui s’en va avec le créateur, main dans la main, tel un petit enfant que son père accompagne à l’école, le matin.
Qui saluera le soleil se levant à hauteur de nos souhaits et dissipera l’obscurité devant nous alors qu’une source jaillira de sa main ?
Qui signalera aux morts que le calice d’or qu’ils tiennent entre les mains nous appartient à tous et que l’autel où ils l’ont pris n’est pas de ce monde ?
Que le soleil en est toujours à sa première page, à son premier cercle ?
Le soleil du néant ne se couche pas et nous avons suffisamment le temps de nous retrouver dans un jardin où tous les fruits poussent et embaument. Nous les aborderons sans besoin d’une langue ou d’une mémoire en ce présent illimité.

 

IV

 

Pour recouvrer ce que nous croyons avoir perdu de notre vie et affronter la mort de l’enfance antérieure à toute mort.
Pour éprouver l’espace que l’autre occupe en nous. Celui-là même auquel nous écrivons maintenant.
Pour aller en quête d’une autre demeure.
Pour nous rapprocher de ce qui s’est perdu et tenter de recueillir ce qui ne peut être recueilli.
Pour voir le visage que nous avons manqué de voir dans le temps qui nous était imparti, et pour le reconnaître s’il venait à passer.
Pour ces raisons et d’autres que nous ignorons, nous écrivons à la manière des premiers peintres des grottes, s’éclairant avec des torches et dessinant sur les parois les sujets de leur inspiration et les ombres portées par les flammes.
Nous écrivons pour l’absent.
Dans la vastitude de ce lieu, seul l’absent est présent.
Son silence remplit entièrement l’espace.

 

V

 

Ce matin, je pense à Icare.
Icare est loin d’être une légende. Son suicide est le plus beau que l’Histoire ait attesté.
Le seul suicide n’ayant pas abouti à la mort.
C’est une ascension vers l’absolu.
Icare s’élève, s’éloigne. Derrière lui, ceux n’ayant d’autre refuge que leur corps souffrant et l’instinct qui les amène à être de deux choses l’une : assassin ou victime.

En dehors de la consolation, de la rédemption et la promesse du salut, tout passe. Les montagnes et la mer, ensemble. En dehors de ce que la vie et la mort nous apportent, l’herbe de l’éternité poussant sur le versant du rêve, la pérennité et la finitude, la connaissance et l’ignorance, l’espoir et le désespoir, les élégies et les éloges, j’accompagne le nuage vers sa destinée et la lumière de l’étoile afin qu’elle survive à la nuit. J’accompagne la brise s’élevant du champ et ne l’interroge pas sur sa destination.
J’accompagne le battement de mon cœur, cette rame qui cogne contre un fond obscur.
 

VI

 

Tu me demandes où nous étions avant aujourd’hui, avant de venir ici.
« Si seulement nous avions une mémoire, dis-tu, un atome de mémoire ! »

Longtemps, le voyageur a voyagé depuis la matrice de sa génitrice jusqu’à la terre. Mais le pied qui s’est posé sur le sol était blessé et le demeure. Blessés ses orteils graciles, aspirant de loin au baume d’un baiser.

Du corps naît le corps. De quel corps sortirai-je et vers quel autre irai-je ? De la cécité, j’extrais le blanc. De la source tarie et des noces reportées. De la larme étendue sur ta joue.
Du tranchant d’entre les deux lames, j’extrais le blanc. Je me réveille en présence de ma rose, mon étoile revenue.

 

 

VII

 

La vie vient à nous et nous n’allons pas à elle. Nous ne savons comment y aller. Nous attendons l’amour alors que nous déclarons la guerre. Des joies, comme des douleurs, nous cueillons le fruit.
L’aile bat plusieurs fois seulement et entraîne le papillon vers sa fin. Vers les rives où les voyageurs ne parviennent pas. Sa vie est ainsi, une de ces vies avec lesquelles le dieu inconnu, et aveugle, façonne son fleuve grandiose.
Nous tendons l’oreille et persistons dans l’écoute comme si nous étions sur le point d’accueillir quelque chose qui va changer notre vie et lui donner un sens.
Le corps et son violon tremblent pour celui qui viendra de la terre. Pour une femme et un homme nouveaux, à l’image de deux étoiles que l’or des distances sépare, dans un ciel lointain.

 

VIII

 

« De toi je suis la part féminine visible derrière sa cloison. Un dosage de ce que tu aimes et détestes. » C’est ce que tu te plais à répéter, et c’est ainsi que je te vois en deux points extrêmes, dans ce rayon émanant de la splendeur de ton réveil, plus haut que tes plus hauts épis, et dont une seule goutte étanche la soif de la flamme.

 

IX

 

Y a-t-il un temps après minuit ? Y a-t-il quelque espoir à l’intérieur du temps ? Mangeur de mémoire et d’oubli, cet oiseau qui vole avec une seule aile, où va-t-il ?

J’entre, de nuit, dans la chambre. Je ferme la porte. J’ouvre la fenêtre pour voir la mer, mais je ne vois rien. L’obscurité enveloppe tout. Je reste à ma place, debout, obstiné à voir. Des secondes, puis des minutes passent. Le grondement de la mer s’amplifie dans mes oreilles. Je commence à faire partie du grondement comme de cette immensité qu’il engendre.
La vue nous permet de voir, mais dès que nous ouvrons les yeux, une barrière se dresse entre nous et ce que nous voyons.

 

X

 

Que tu t’approches de l’amour signifie, implicitement, que tu t’approches de son contraire. Le feu qui embrase la peau du tigre t’abuse. Il te distrait du tigre.
Son ondoiement élégant réside dans son flamboiement, ses secrets et ses symboles. Il parade devant toi et marche en lui-même, à l’intérieur de son corps vacillant. Il dévore les distances en restant immobile.

Personne ne se soucie de personne.
Même si nous sommes collés l’un à l’autre, chacun s’en va dans une direction. Pour ce faire, pas besoin d’un moyen de locomotion. Nous n’avons besoin ni de voiture ni d’avion, ni de bateau ni de train. Nous partons sans crier gare et sans adieux. Même quand l’un de nous est à l’intérieur de l’autre, nous partons alors que nous sommes à l’intérieur de lui. Nous l’embrassons et nous partons. Nous le couvrons de baisers et nous nous évertuons à nous en rapprocher tant nous tenons à nous en éloigner. Les mots parfois nous manquent car ce que nous disons n’est jamais dans notre intention, et quand d’aventure intention il y a, c’est un mot nouveau, ou plutôt un mélange de deux mots, qui sort de nos lèvres. Un mot nouveau dont nous ne saisissons pas le sens.

Et le questionneur ne se lasse pas de questionner : Qui es-tu, ô étranger ? Tu viens à nous quand nous n’osons pas aller vers toi ! Retourne d’où tu viens et ne reviens pas à nous. Nous ne te connaissons ni ne t’avons jamais connu. Nous ne t’avons pas aimé et n’avons jamais désiré ta compagnie.
Nous n’avons pas embrassé ton front nu. Pas davantage ta paume ou la plante de tes pieds.
Soudain, et sans que rien ne nous en avertisse, le proche devient l’étranger. L’amant, un fardeau. Nous demandons : Qui es-tu, et comment es-tu parvenu ici ?
Celui qui était, juste un instant auparavant, l’incarnation de la beauté, du salut et de l’étonnement, devient aussi insupportable que la présence parmi nous d’un cadavre.
Celui qui fut ici, il y a encore un instant, a cessé d’exister.

 

XI

 

Je m’approche de la fenêtre. J’écarte un peu le rideau et regarde le ciel. La lune se montre à moi, pleine. Silencieuse et pleine. Autour d’elle, toutes les galaxies, des plus proches aux plus lointaines, restent muettes. Même le rayon, parvenu d’une étoile morte, est muet. Silence incommensurable. Comme lorsque nous entendons le bruit du marbre se craquelant et le roulis du temps au-dessus d’un corps assoupi en sa splendeur.

 

XII

 

Je cueille ma rose à même la neige tombant sur les réverbères du sommeil. J’allume le feu de l’attente. Je coupe la folie en deux et dis au chanteur suborneur : Libère ton chant !
Des fleuves éternels et provisoires filtrent d’entre tes cuisses croisées comme pour la prière. Et quand tu les ouvres en inspirant profondément, puis quand tu les soulèves comme si tu escaladais l’air, ce dernier gagne en éclat et transparence.
Tu dénoues le fil du soir avec les effluves de l’animal qui court autour de toi. 
Je te marie au soleil. À l’ange en flammes dans tes pupilles. Entre les paroles éthérées et la chair radieuse, je choisis la chair radieuse. De mes deux yeux, je regarde son eau. Je la choisis en sachant ce qu’elle recèle dans son autre versant.

 

XIII

 

Le corps n’a pas besoin d’ailes pour voler. Il ne chute pas dans l’air, même quand il tombe. Celui que l’air étaye de tous côtés ne tombe qu’une fois. Il ne sait pas lui-même s’il a chuté et n’entend guère le bruit de son âme s’écrasant contre le sol. Les autres le savent, eux, et tendent l’oreille. Ils lui ressemblent en tout, oui, en tout… sauf en sa mort.

De loin, je distingue la brise qui se fraye un chemin, se dirige vers moi pour essuyer la sueur de mon front.
Elle seule, visible dans l’air.
Elle m’apparaît comme un météorite venant de nulle part et n’aboutissant nulle part.
Fils du ciel, il est. Sans naissance ni mort. Remplaçant la vie et la mort par le ludisme.
Telle la plume d’un oiseau, subtilisée elle aussi, et qui vole, monte et descend, cœur palpitant au bord d’un précipice.
Cette plume justement qui nous remet dans le sens perdu de notre marche. Elle écrit, à notre insu, les premières lettres qu’elle va modeler et remodeler à l’infini.

 

XIV

 

La soif du pouvoir ressemble parfois à la soif de sang. Derrière ses lunettes, il nous toise de haut, le maître-despote que n’atteignent ni loi ni jugement.
Le maître-despote nous sourit et notre peur augmente. Prisonniers du réveil de l’animal féroce, nous craignons de regarder à droite ou à gauche sans son autorisation. Nous que nos mères ont mis au monde sans toit ni ciel, qui nous ont appris que l’homme et le monde sont miséricorde. Que, si nous venons à trouver l’apaisement, c’est l’âme humaine en général qui en sera apaisée.
Mais non.
Le maître-despote ne souffre pas de voir une âme apaisée. Même à l’article de la mort, il ne souffrira pas qu’elle jouisse des lueurs de l’aube.
Se sentant blessé, le maître-despote inflige les blessures. Il souffre et fait souffrir. Sa lame est on ne peut plus tranchante.

 

XV

 

Si ceux qui m’entourent savaient ce que je ressens vis-à-vis du monde, ils me chasseraient du monde.
J’observe comment les grenouilles s’appuient de leurs pattes sur le sol. Je mesure leur saut dans l’air.
Les riches ni les pauvres ne savent ce que j’éprouve à leur égard.
Je crains par-dessus tout les sondeurs d’intention.

 

XVI

 

Sous nos yeux, le noyé appelle au secours.
Et nous, derrière la vitre,
nous lui faisons signe de la main et sourions.

 

XVII

 

Une main sur les semences, une autre sur la foudre.
Qui donne le signal à la pluie pour qu’elle se déverse et au vent pour qu’il souffle ? Celui-là, s’il le veut, fera de la terre une mer de sang, ou la couvrira de roses et de paix. Un signe de lui, et l’eau vive jaillira parmi nous.
Comment l’herbe d’été croît-elle sur le roc de l’hiver ? Comment un enfant respire-t-il entre deux pierres dans les crevasses desquelles pousse l’anémone des fables ?
Sur ce rivage sont descendues vingt femmes et vingt fillettes qui deviendront des femmes dans peu d’années. Le soir de leur arrivée, un vent chaud s’est levé et le pollen s’est mélangé au pollen. Elles sont venues et elles ont enfanté. Juste avant de partir, elles ont allumé une goutte de sang sortie auparavant de la blancheur du corps.

La guerre s’est achevée et le soleil a brillé. La mer est devant nous et l’écume a plongé ses épées dans le sable.
Pourquoi le météorite n’entre-t-il pas par la fenêtre pour embrasser le front des tués ? Pourquoi les belles lèvres ne déposent-elles pas un dernier baiser sur cet espace menaçant ruine ?

 

XVIII

 

Je regarde tes yeux et je ne te vois pas !
Qui de nous est l’absent, femme aux yeux multiples ?

 

 

XIX

 

Toujours au dernier instant, nous découvrons que nous n’avons pas dit le mot que nous aurions voulu dire. L’autre disparaît, et avec lui l’instant qui lui était dévolu. Le mot que nous avions sur le bout de la langue descend en nous, confiant dans la course du temps autour de lui, croyant qu’il en tient la barre.
Si l’œil pouvait être distrait un seul instant. Une seule fois qui serait la plus violente et la plus belle. Nous nous abandonnerions au rêve et nous redeviendrions, comme nous l’étions toujours, des fleuves souterrains fendant le ventre de la terre.

 

XX

 

Lorsque nous mourons, quelqu’un d’autre meurt à notre place. Nous restons, quant à nous, là où nous avons toujours été, avec notre désir des choses qui ne sont pas nées.
Rien ne se presse là-bas, ni le nuage ni la goutte de rosée. Ni le matin ni le soir. Ni les architectures antérieures à nos connaissances en architecture.
Rien ne se presse là-bas, et personne ne fait la course avec ses propres jours ni ne se bat contre son terme. C’est la peur qui nous incite à nous presser. La peur de ne pas être là quand le visiteur tant attendu viendra. Ce qui provoque notre hâte, c’est la beauté qui s’inquiète d’elle-même, l’ordre qui a mis l’astre sur orbite. Cet ordre qui gouverne à la fois le destin des vivants et celui des morts alors que nous ne savons où aller et quelle direction prendre.
Rien ne se presse là-bas.
Nous vivons dans l’inattention à l’instant où s’enfante le métal. Deux ombres entrelacées sous un arbre. Là, le voyageur dénoue l’énigme des pierres, lit dans ses aspérités l’histoire du déluge qui n’a pas eu lieu.
Je sais que ta demeure n’est pas ici, la mienne non plus.
Nous n’avons pas de sein pour grandir à son ombre. Pas de sourire pour annoncer le commencement du monde.

 

XXI

 

Celui qui part, laissons-le partir. Nous n’avons pas à détourner le fleuve de son cours, à contrer la pérégrination du nuage. Celui qui part, même s’il nous revient un jour, ne reviendra plus. Car son retour se sera effectué du côté de l’absence dont il nous menacera sans cesse alors qu’elle fut jadis un mystère lové dans son visage.
Le visage passe, et sa beauté demeure. La lampe s’éteint, et sa lumière persiste.
Celui qui part, laissons-le partir. Ne le suivons pas à la trace, ne l’appelons pas, et n’ayons nul regret de ne pas lui avoir dit le dernier mot.
À quoi bon l’attendre, alors qu’il est sorti du cercle de notre attente ?
En dehors de l’attente, nous n’avons plus besoin de l’autre. Nous en avons fini avec lui comme lorsque nous refermons un livre et nous abandonnons au sommeil. Puis, à notre réveil, nous voyons le temps invisible. Il passe devant nous, accompagné de nos corps poignardés mais ne perdant pas de sang.
Celui qui part, laissons-le partir.
En ce midi, tu étais plantée sur le rivage. Tu as renversé la tête pour regarder là-haut le vol plané des mouettes. L’une d’elles essayait de s’approcher de toi. Elle criait sans oser se rapprocher davantage. Comme si elle redoutait de traverser une frontière invisible. Tu es restée figée, voulant savoir ce qu’elle cherchait à te transmettre. Elle volait, descendait lentement, puis brusquement elle s’est immobilisée, le bec pointé vers ta tête.
L’ayant scrutée un bon moment, tu t’es retournée vers moi et m’as dit : « L’oiseau là-haut, c’est toi. Pourquoi ne descends-tu pas ? Pourquoi me regardes-tu comme si tu ne me connaissais pas ? Tu me désires de loin comme si tu convoitais la femme d’un autre. Approche. Viens et prends-moi. »
Celui qui part, laissons-le partir et ne suivons pas ses traces. Dorénavant, ses traces disparaîtront et il sera libre comme le vent. Celui qui part ne sait pas qu’il part. Il s’engage dans la même voie qu’il a empruntée pour venir.
Laissons partir celui qui veut partir. Ne voyons-nous pas qu’il est gravé en nous tel qu’il était à la fleur de l’âge, lorsqu’il fut ? Nous voyons en nous et nous découvrons ce que lui-même ne trouve guère.
Celui qui part, laissons-le partir en paix.

 

XXII

 

 

Plane, ô oiseau. Plane bien haut. Loin. Dans toutes les directions.
N’arrête pas de battre des ailes. Ne t’arrête pas, ô oiseau.

 

(Extraits du livre Lettre aux deux sœurs, traduction : Abdellatif Laâbi)