Interview

Issa Makhlouf:

« La guerre n’est que la mère nourricière de notre histoire et de nos civilisations »

 

 

iloubnan.info : On est en pleine célébration des 125 ans de la naissance de Gibran Khalil Gibran. Vous avez dirigé le catalogue de l’exposition Gibran Khalil Gibran à l’Institut du Monde Arabe (Editions Flammarion, Paris 1998). Pouvez-vous nous parler de cette exposition ?

Issa Makhlouf : J’ai conçu l’exposition par ordre thématique, dans le but de mettre en lumière certains points, de dévoiler au mieux la portée de l’œuvre de Gibran, poète et artiste. Gibran empruntait une voie nouvelle dans l’écriture arabe. Il se référait moins au passé qu’à l’avenir, comme il l’exprimera plus tard dans le prélude de son livre « Le Prophète » et sa présentation de l’Elu comme « une aube pour lui-même ». Aujourd’hui cependant, ce qui retient particulièrement l’attention chez Gibran et ce qui, à nos yeux, le rend contemporain et en fait l’un des plus exemplaires et des plus courageux des réformistes de l’époque, c’est la position qu’il a adoptée face à un certain nombre de problèmes essentiels. Et quelques-unes des questions traitées par Gibran continuent de se poser avec acuité jusqu’à nos jours, au Liban et dans le monde arabe.

Par-delà la valeur littéraire et artistique de Gibran, ce qui nous retiendra donc ce sont quelques-unes de ces questions fondamentales et en premier celles de la religion, de la femme et de la langue… Gibran manifesta son rejet des structures politiques et intellectuelles dominantes au cours d’une période déterminée, la fin du XIX siècle et le début du XX siècle, qui correspond à la fin de l’Empire ottoman. Il critiqua aussi l’utilisation de la religion pour des objectifs opposés à ses principes transcendants, car, pour lui, la religion transcende l’humain et ne doit pas être synonyme de barbarie. Ainsi le Christ de Gibran se situe dans le cadre de cette vision. C’est un Christ sorti du christianisme de l’Eglise pour embrasser le christianisme non doctrinal de l’homme. C’est dans la suite logique de cette vision qu’il faut comprendre l’aspiration de Gibran à l’unité des religions.

Votre livre « Mirages » a-t-il une portée mystique ?

- C’est un livre qui évoque la vie, la nature, l’amour, le sexe, la procréation... En écrivant, j’essaie de sonder le mystère des choses qui nous entourent. C’est de là que naît, peut-être, cet aspect métaphysique que vous évoquez. Dans « Mirages », il y a un long texte qui s’intitule « Quiétude » et où se rejoignent des personnalités mystiques qui vont, par le fait de leurs expériences spirituelles, au-delà de l’islam et du christianisme.

Comment définissez-vous votre écriture ?

- C’est une écriture qui mêle à la fois le récit, l’autobiographie, la méditation, la philosophie, mais où la poésie est omniprésente. C’est une écriture qui trouve dans le questionnement son point de départ. Ce qui permet de rendre une culture vivante, c’est un questionnement permanent, c’est la remise en question, le sens critique, sinon comment peut-on dépasser les tabous, accepter la différence, recevoir l’autre avec son autre point de vue. Quand on adopte une seule idée, même si elle est juste, elle peut devenir dangereuse.

J’essaie de situer mes écrits dans le beau et dans l’humain. Dans les textes de « Mirages », le je devient un autre. Quand l’écrivain va très loin en soi, là il touche nécessairement les autres. Ainsi, la formule de Rimbaud “je est un autre” devient juste.

On n’écrit pas pour changer le monde. L’écriture nous aide, peut-être, à trouver un peu d’harmonie avec nous-mêmes et avec le monde qui nous entoure. Elle est en quelque sorte une forme de résistance, surtout contre la banalité, la laideur, l’injustice… Elle nous enseigne que le monde est fait à base de tensions, et que la quête de l’harmonie doit être le synonyme de notre vie. C’est un défi au quotidien.

Dans « Beyrouth ou la fascination de la mort », je puisais certainement des références appartenant au domaine des sciences sociales, mais aussi de l’intuition des écrivains et des artistes. Cette intuition exprimée dans leurs œuvres me dévoile beaucoup de choses. L’expression de la mort violente je la retrouve dans les bas-reliefs des Assyriens, aussi bien que dans les toiles de Goya et Picasso, Uccello ou Jérôme Bosch, comme je la retrouve dans les œuvres littéraires, de Dostoïevski à Céline et de Jean Genet à Jorge Semprun… C’est pour cela que j’ai consacré tout un chapitre sur la guerre dans la création littéraire et artistique.

Pourquoi « Beyrouth ou la fascination de la mort » ? D’où vient cette fascination étrange ?

- Il y a bel et bien une forme de fascination quand une société fait la guerre. Une fascination macabre. La guerre avive les sentiments collectifs, éveille le patriotisme, fortifie leur intégration au groupe ou au parti. Les combattants peuvent donc se livrer l’esprit tranquillisé à toutes leurs « fantaisies ». De là, la guerre rompt avec la vie quotidienne et invente un temps en dehors du temps. La guerre est une fête, une sorte d’ivresse totale, une orgie. Elle révèle la joie de détruire, d’anéantir, de tuer. « La jouissance semble la plus grande pour l’homme quand il abîme son semblable… Il l’avoue et s’en vante », disait Roger Caillois.

Malgré ses horreurs et ses douleurs, la guerre se transforme en fête, une fête noire qui reflète le côté sombre de l’âme humaine, car la guerre, en fin de compte, n’est que la mère nourricière de notre histoire et de nos civilisations.

Cette thèse devenue un livre plus tard, m’a permis d’exorciser la peur, la mort violente due à la guerre civile au Liban, mais aussi la violence qui existe partout, depuis le début de l’humanité. Le premier crime n’est-il pas un fratricide ?

Vous évoquez Beyrouth comme une ville médiatisée, dans l’ambiance chaotique d’un spectacle mortifère. Aujourd’hui, comment concevez-vous le rapport de l’œuvre aux médias ?

- Aujourd’hui, faire la publicité d’une œuvre littéraire ou artistique compte plus que le contenu de cette œuvre. Ce qui l’emporte aujourd’hui c’est l’argent. Le nouveau Dieu vainqueur. A l’heure actuelle, tout est évalué en tant que produit, même le beau et l’Art. La rentabilité de l’œuvre détermine son existence. La voix de Maria Callas n’existe plus si elle n’est pas rentable ! Des nouvelles normes dirigent le monde contemporain dominé par la nouvelle technologie et la consommation. Les médias, et notamment la télévision, sont les armes de cette logique du profit, et sous son influence, c’est le sens même de la culture qui change…

Nous courons vers la lumière. Nous cherchons les projecteurs à tout prix. Toutefois, nous oublions qu’il y a une lumière qui brille pour éclairer le chemin, et une autre qui éblouit et nous rend aveugle.

Quel rôle occupe l’art dans votre vie tant professionnelle que personnelle ?

- Mes écrits sont liés à tout ce que je vois, tout ce que j’aime, tout ce qui m’imprègne. Mon site web est ouvert sur la musique et les arts plastiques www.issamakhlouf.org.

L’art commence par la nature. Les montagnes d’Ehden où, enfant et adolescent, je passai les mois d’été avec mes parents, étaient et restent pour moi des sculptures magnifiques sculptées par le vent, la pluie et le temps.

L’art, pour moi, est une sorte de voyage. Un voyage intérieur. Tout voyage est une richesse car il donne des ailes à l’esprit, le rend plus tolérant et plus clément, dans la mesure où il y a rencontré et dialogue. Aussi, la vie serait ennuyante sans l’art sous toutes ses formes. L’art peut atténuer l’attente, rendre la vie vivable. C’est l’une des choses qui peut nous consoler. La beauté est un espoir.

Quels sont vos projets littéraires pour l’avenir ?

- La traduction de « Mirages » en espagnol, réalisée par Rafael Patino, est publiée aux Editions Monte Avila à Caracas et distribuée en Amérique latine et en Espagne. Le même livre paraîtra en anglais à New York. Un autre livre qui s’intitule « Lettre aux deux sœurs », publié aux éditions An-Nahar à Beyrouth en 2004, a été traduit par Abdellatif Laâbi et va bientôt paraître aux éditions José Corti à Paris.

Par ailleurs, je suis en train d’écrire un livre à partir de mon expérience à New York. L’immeuble de l’ONU où j’ai travaillé pendant un an, ressemble à la Tour de Babel. Il regroupe 192 pays et là le mot PAIX est très prononcé (dans les discours, les discussions et les rencontres…). Ici, plus que nulle part ailleurs, on peut comprendre les mécanismes de la guerre et de la violence dans le monde et pourquoi l’étincelle de la guerre est toujours allumée.

D’autre part, l’ONU possède des chefs-d’œuvre de toutes les cultures et les civilisations. Dans le jardin de l’ONU, par exemple, je contemplais souvent une sculpture de Henry Moore que j’admire beaucoup : une femme de bronze couchée. Cette sculpture m’interpellait profondément. D’ailleurs, mon prochain ouvrage s’articule autour d’un dialogue avec ce personnage inanimé, mais qui bouge de l’intérieur par la force de la beauté qui en émane. Je le considère plus libre et plus indépendant que moi, comme toute œuvre d’art. Les dialogues que j’entame avec les œuvres d’art trouvent écho dans tout ce que j’écris. Je les vis comme des expériences personnelles. Dans un de ses films, Fellini nous invite à tomber amoureux d’une œuvre d’art réussie. C’est peut-être une façon d’aimer sans aboutir à la déception ! Mais, en tant qu’êtres humains, que peut-on faire ? On est condamné à aimer et être aimé malgré toutes les conséquences. Dostoïevski l’a bien exprimé : « Dire à quelqu’un : Je t’aime, c’est lui dire qu’il est toujours en vie ».

 

Diana kahil

(www.iloubnan.info, le 11 avril 2008)