Le voyage au Liban et en Syrie

 

« En dépit, ou à cause même du malheur qui frappe une région, ne pas avoir scrupule à en dire les merveilles qui nous y furent généreusement données. » C’est ainsi que Philippe Jaccottet débute son livre Un calme feu, paru aux Éditions Fata Morgana. Un livre, plutôt une invitation au voyage dans un espace où pèsent la menace et la mort, mais où règne aussi un style de vie marqué par la beauté, l’élégance et le sourire.

Du Liban au Liban en passant par la Syrie, l’auteur nous raconte un périple qu’il a accompli en automne 2004. Ainsi parle-t-il d’un monde « encore privilégié à bien des égards ». Décrivant une soirée dans la maison de Ghassan Tuéni, il observe l’humeur de cordialité légère, « une chaleur colorée », un décor qui réveille un souvenir lointain du parfum des orangers à Séville ou à Cordoue, et qui lui évoque Les Mille et Une Nuits, ce vieux livre d’enfance où, à sa manière, le rêve fait partie de la réalité.

En sortant de la demeure de ses hôtes, dans la nuit douce d’octobre, il aperçoit, à l’entrée, des gardes et des chiens. Dans Les Mille et Une Nuits aussi, il y a beaucoup de violence et de cruauté.

Les deux visages de Janus sont là. Visage à la flamme double !

« Un calme feu » est le livre du présent et des souvenirs. Sur le site de Baalbeck dans la plaine libanaise de la Bekaa, il se rappelle les Propylées d’Athènes « où, la montée étant plus lente vers des ruines plus lumineuses, je m’étais vraiment imaginé monter à l’étage des dieux ». Devant les pierres géantes, il évoque « la grâce végétale, féminine », « le bonheur à voir bouger des herbes folles », et « dans l’air lumineux de ce matin-là », il croit entendre le « Cantique » des colonnes que Valéry leur a consacré. Et Jaccottet de les distribuer dans l’espace, telle « une rangée de peupliers », « une sorte d’immense harpe de pierre »…

De Baalbeck à Hama, en Syrie, où s’accommodent l’ancien et le nouveau monde, « celui des femmes voilées et gantées de noir et celui des blondes platinées », et où il voit l’eau soulevée par les grandes norias, ces grandes roues de bois « pareilles à des astres », selon la description du fameux voyageur du XIVème siècle, Ibn Battûta.

A Damas, il s’arrête devant la façade de la Grande Mosquée des Omeyyades aux trois minarets, connue par ses belles mosaïques et ses motifs (acanthes, vases jaillissants, arbres) qui lui rappellent Ravenne et Byzance. Les arbres ici, quoique traités d’une façon réaliste, référeraient au paradis. Ils se reflètent dans le bleu d’une citée idéale.

Plus loin, Jaccottet décrit la grande salle de prière où « il régnait une tendre pénombre et surtout, une espèce de tranquillité heureuse ». En regardant tous ces monuments, d’autres lieux s’ouvrent dans la mémoire de l’auteur, des livres et des photographies. De ce fait, il retrouve « un monde rêvé par l’enfant d’autrefois, penché sur des images qu’il ne devait plus oublier ». Ainsi, à Palmyre, il convoque la Dixième Elégie de Duino. Aux premières lueurs du matin, les colonnes accueillent des couleurs d’ocre et de rose mêlées. Jaccottet ne les décrit pas, il les peint. Il revient alors au Chant du Destin de Hölderlin: « Mais à nous il échoit / De ne pouvoir reposer nulle part. / Les hommes de douleur / Chancellent, tombent / Aveuglément d’une heure / A une autre heure, / Comme l’eau, du rocher / En rocher rejetée / Par les années dans le gouffre incertain. »

Pourtant, la chose vue va au-delà des photographies et des souvenirs. La lumière généreuse et intense que le poète évoque à plusieurs reprises dans son livre nous renvoie à d’autres textes de lui où il développe sa relation avec la nature. La lumière ici n’éblouit pas mais, clémente et souriante, elle montre le chemin. Elle nous guide vers une lumière intérieure.

Dans ce voyage qui embrasse et le présent et le passé, l’auteur s’arrête devant l’architecture, en particulier l’architecture sacrée des lieux abandonnés par les dieux. Il s’attarde sur les arches, chapiteaux et pierres sculptées qui expriment la fascination du sculpteur pour la flore comme si l’art ici était une glorification des choses de la nature. Jaccottet prête l’oreille à cette musique jouée aux frontières du visible et de l’invisible, s’élevant plus haut que la colonne érigée par le Stylite pour fuir ses pèlerins, dans l’espoir de s’approcher d’un ciel qui fut jadis beaucoup plus proche, nonobstant le progrès des sciences de l’espace, les fusées et les satellites.

Jaccottet regarde l’art ancien et le compare à l’art contemporain. Il trouve dans le passé une idée de la beauté qui procure une certaine consolation. Devant les ruines de Saint-Siméon le Stylite, devant les « chapiteaux qui imitent des feuilles inclinées par le vent ! », c’est Sant’ Antimo en Toscane qui surgit devant les yeux du voyageur. Dans ces églises, il trouve « une de ces demeures où du sacré bat encore, comme un cœur lointain, luit encore, comme une flamme très faible et très certaine ». Il parle du sens sacré de la pierre des temples et des églises. De « ce moment de l’architecture où les premières feuilles viennent aux pierres comme elles le font aux branches à la fin de l’hiver ».

Devant ces monuments anciens, Jaccottet médite, s’étonne et s’émerveille. Face à lui, les ruines sont tel un livre ouvert où l’on peut lire et imaginer à la fois.
De retour à Beyrouth, il passe sa dernière soirée chez Fayza Salim el Khazen. Il remarque sur une étagère le Rilke de la Pléiade. Et tout en se rassurant du sort de la poésie, il observe la solitude de cette grâce passagère dans un monde ébranlé.

C’est par le biais du rêve donc que Philippe Jaccottet entre au Liban et en Syrie. Il y entre aussi par la porte de la poésie. Dès les premières pages de son livre, il convoque un poème de Hölderlin, où il puise son titre. Ailleurs, il cite Rainer Maria Rilke, Saint-John Perse, Mandelstam, et aussi Georges Schéhadé, Nadia Tuéni, Fouad Gabriel Naffah, Salah Stétié, Badr Chaker es-Sayyâb, Adonis, Mahmoud Darwich. La poésie est omniprésente dans le livre, comme pour dire que la vision poétique du monde reste la plus significative, la plus réelle et la plus véridique, car elle essaie de donner un sens à un monde mutilé par la haine et la violence.

Nous lisons « Un calme feu » et c’est comme si nous avancions encore dans « Paysages avec figures absentes », cet autre livre de Jaccottet pour qui la nature est source d’émerveillement et de magie. En cet espace précis de l’Orient, le poète approche des contrées pleines de significations. Son écriture tente d’en saisir les éléments : airs et lumières, en premier lieu. Airs : pour monter, voler, aller plus loin, transcender, embrasser le ciel. Lumières : pour affronter la banalité de la vie courante, exorciser la mort, les guerres des hommes et rendre la vie vivable.

Jaccottet ne décrit pas la nature. Attiré par le sacré et non par la religion, il la psalmodie. D’où une métaphysique qu’il a intimement fréquentée en lisant et traduisant des poètes comme Hölderlin et Rilke. Ainsi, quand il parle de la nature, c’est comme s’il nous révélait un secret, et la poésie, au-delà de la mélancolie qu’elle manifeste, devient alors une quête de beauté et d’harmonie. Elle devient espoir. Une sorte de mysticisme sans dogme aucun.

Dans le même contexte, dans l’œuvre de Jaccottet, l’être humain, si puissant soit-il, n’est en aucun cas le maître absolu de la nature. Etre nuisible envers sa race et à l’égard des animaux, menacer l’écosystème en général et menacer la vie sur terre, n’est pas un signe de force. Ici, comme dans les anciennes gravures japonaises, l’être humain n’est qu’un point dans le cosmos, cette immensité sans fin. Voici comment se manifeste l’écho de ces miniatures chez Jaccottet : « Parce qu’ils forment une enceinte, on a envie justement de pénétrer sous ces arbres, de s’y arrêter. Alors, on resterait immobile. » Immobile mais vivant, et en harmonie avec le monde.

Devant un paysage, Jaccottet ne se limite pas à ce qui est visible, il va au-delà. Un grain de sable qui bouge au vent qui se lève, et voilà dans les yeux du poète une vie en soi. Dans ce contexte poétique, chaque mouvement est naissance. Aussi, l’écriture sera indissociable de l’expérience intérieure de l’écrivain.

Devant les colonnes de Baalbeck ou de Palmyre, devant les ruines de Saint Siméon, tout comme devant les éléments de la nature, Jaccottet est à l’écoute du monde. Il est au bord des mystères. Ainsi l’écriture se confond avec la musique. Le nuage passe sans dire un mot. Quand un poème cesse de dire, il devient. Désormais il est capable d’écouter. L’art de Jaccottet ressemble à des exercices de silence afin de recueillir « la voix de l’univers ». Il atteint ces créatures fantastiques et fascinantes qui touchent l’être et ouvrent aux sens des horizons nouveaux. Jaccottet écrit en se rapprochant le plus possible des choses pour les laisser parler, parler à leur place étant absurde.

Jaccottet ne cesse d’aborder ce « mystère impénétrable » pour les « sens grossiers et imparfaits », nous renvoyant à Borges qui parle de l’impossibilité de mesurer le divin avec les moyens limités de l’humain (le divin n’est pas nécessairement lié à Dieu, mais au mystère, muet et innommable). Sans rien oublier des menaces qui rôdent autour de nous, il s’arrête devant la lumière qui traverse les feuilles fraîches d’un arbre. Il sonde les profondeurs, questionne, suit une quête permanente de la vérité quand bien même l’essentiel serait insaisissable.

Il y a des livres qui allument « cette lumière qui ne s’éteint pas la nuit ». « Un calme feu » en fait partie»

 

Issa Makhlouf

(In Europe / revue littéraire mensuelle, numéro spécial consacré à Philippe Jaccottet et Giuseppe Ungaretti, novembre-décembre 2008, pp. 158-162.)