Etel Adnan ou l'écriture de la couleur

 

 

 

Je n'avais jamais vu une fillette de quatre-vingt-dix ans comme celle qui est arrivée hier au vernissage de l'exposition que la galerie Lelong lui consacre à Paris en ce moment. La formule de Baudelaire "Le génie n'est que l'enfance retrouvée à volonté" semble faite pour elle. Telle est Etel Adnan, l'amie, la poétesse, l'artiste au carrefour des continents, des langues et des cultures.

 

C'est des régions de l'étonnement qu'elle vient, du monde du questionnement, elle qui ne cesse de chercher et de s'interroger. Elle peint et écrit comme si elle en était à sa première page et à son premier tableau, avec la même fraîcheur et la même volonté.

 

Sur les murs de la vaste salle de l'exposition sont accrochées, l'une à côté de l'autre, ses petites huiles sur toile, ainsi que des dessins au fusain et à l'encre de Chine, dont ce portrait finement exécuté de Simone Fattal, sa compagne de route. Des "livres-accordéons" dépliés en longueur sur des tables latérales ressemblent à des sculptures de papier, à des boutons de roses fraîches écloses qui sortent de leur silence et livrent leurs couleurs. J'avais déjà vu une partie de ces œuvres dans son appartement parisien. Les autres viennent de je ne sais où. Ce sont comme elles des œuvres nomades qui naviguent dans l'espace et le temps, du Liban à Paris, de San Francisco à New York et réunies ici pour la première fois dans une sorte de remembrement ou comme des effets rassemblés au terme d'un long voyage.

 

Toutes ces montagnes, ces vallées et ces mers, tous ces golfes et ces rivages sont aux yeux d'Etel Adnan les voiles d'un voyage coloré dans l'être et la nature. Il lui suffit de prendre dans sa main ses tubes de couleurs, de les presser avec ses doigts et d'en déposer une touche sur sa toile pour que naisse la surprise. Dans sa peinture, le paysage naturel se suffit à lui-même et n'admet pas d'élément étranger. Les personnages en sont totalement absents. On dirait ces jardins japonais faits pour être vus de l'extérieur et dont seul l'œil averti peut fouler le sol et flotter dans l'espace. C'est ce qui le distingue du jardin européen ou des pays de l'Islam, comme les jardins Généralife nous en offrent un exemple à Grenade.

 

Nul objet donc, vu de l'extérieur, dans le champ du tableau. Rien pour en troubler la pureté, pas même la signature de l'artiste puisqu'elle figure, surtout depuis ces dernières années, sur l'envers de la toile. Le tableau a-t-il besoin de la signature de celle qui a peint le paysage auquel elle s'identifie et qui est, dans une certaine mesure, son portrait à elle ? Ne dit-elle pas elle-même : "Ces montagnes et ces mers sont mon autre visage, le plus durable et le plus constant".

 

Le mont Tamalpais qui fait face à sa maison de Sausalito en Californie est à Etel ce qu'était à Cézanne la Montagne Sainte-Victoire. Elle le dessine et le redessine sans cesse, liée à lui par une histoire d'amour. Il est le reflet des changements de la nature entre la nuit et le jour et à travers la ronde des saisons. Quand elle l'embrasse de ses regards, il devient une partie d'elle-même, une partie de l'œil qui voit. Elle traite ses tons et ses volumes suivant la manière dont elle le voit, à telle ou telle heure du jour, et au gré de son humeur et de sa sensation.

 

Il est prétexte à l'écriture et à la peinture. Il est un point focal et, au même titre que le ciel, la mer et les nuages, une fenêtre ouverte sur le soi et l'univers. Que deviendrait-il, planté là où il est, sans personne pour le percevoir, pour observer les changements de la lumière à sa surface, pour en palper les profondeurs et écouter les battements de son cœur ?

 

Il revient souvent dans ses œuvres picturales et littéraires. Elle lui a même consacré un livre, Voyage au mont Tamalpais, qui compte parmi ses écrits les plus beaux (traduit en arabe par Amal Dibo). Il est son livre ouvert, voyage intérieur et céleste, promenade dans le monde des éléments.

 

La peinture telle que la conçoit Etel Adnan est un espace fait pour l'œil qui ne se contente pas de l'enveloppe des choses mais les transperce pour accéder à leur nature profonde. Ainsi ses œuvres nous interpellent-elles une à une ou, telles qu'elles nous regardent dans sa dernière exposition, l'une à côté de l'autre, s'écoulant tranquillement comme un fleuve de couleurs. Dans chacune d'elles, l'artiste transforme la couleur du ciel selon son humeur. Les masses architecturales qui figurent les montagnes et les mers ne sont jamais fixes. La pleine lune n'est pas forcément ronde.

 

Par-delà la force des volumes et des couleurs, on pressent des faiblesses sous-jacentes : l'éphémérité des humains et de leurs œuvres face à la montagne rebelle, ancrée solidement sur le sol, et à laquelle Etel fait rompre les amarres et s'envoler dans les airs au passage du premier nuage venu, jouant avec elle et la remodelant à l'infini. Eh oui ! Les hautes montagnes n'arrêtent pas de s'envoler dans son imagination débridée.

 

La peinture d'Etel Adnan évolue en marge des écoles et des théories de l'art, toute consciente qu'elle est de leur importance. Car, pour elle, le tableau n'est pas seulement connaissance mais expérience. Elle dit : "Il ne nous suffit pas de savoir, encore faut-il faire l'expérience de ce que nous savons".

 

Dans l'œuvre d'art, la culture occidentale accorde une grande place aux personnages. Pendant la Renaissance italienne, les corps et les visages occupent le premier plan, reléguant la nature à un rôle d'arrière-fond, de simple point d'appui. C'est avec les Impressionnistes que celle-ci devient le sujet véritable, la valeur en soi. Monet voit le monde comme une poussière lumineuse et détruit l'idée du tableau. Mais c'est une destruction positive. Comme le dit Heidegger : "La destruction est une étape de la reconstruction". Van Gogh se concentre lui aussi sur la nature qu'il humanise, peignant à travers elle son âme meurtrie, mais avec des couleurs vives. Dans ses tableaux, les personnages sont aussi petits que dans les estampes japonaises. Outre ces artistes qui ont inauguré une ère nouvelle dans la représentation de la nature et dont Etel Adnan a retenu la leçon, il faut citer Kandinsky, ainsi que Poliakoff qui, sans être oriental ni européen, réunit dans ses œuvres les sensations de l'Orient et de l'Occident, puis, enfin et surtout, Nicolas de Staël chez qui le paysage se transforme en lignes, en empâtements de couleurs et en forces antagonistes. Les petits détails ne l'intéressent pas. Ce qui l'intéresse, c'est l'effet de collision. Etel dit : "Je me retrouve dans cette conception, à cette différence près que de Staël fait s'entrechoquer les couleurs et que moi je les pose calmement l'une à côté de l'autre".

 

Etel Adnan est ouverte à l'art japonais, non seulement dans ses "livres-accordéons" qu'elle utilise comme supports d'écriture, de dessin et de peinture, mais encore dans cette vision qui donne à la nature la place d'honneur et qui fait du paysage la chose essentielle.

 

La grande majorité des œuvres exposées sont conçues en petit format, évoquant des miniatures, mais qui ouvrent sur de vastes espaces mentaux, des fenêtres débouchant sur d'amples champs de vision. Elle est étrange cette affinité, je dirais même cette fraternité entre l'infiniment petit et l'infiniment grand, laquelle nous ramène à la légende de ces sorciers taoïstes capables de se faire si petits qu'on ne peut les voir à l'œil nu. De fait, cette sensation d'infini nous saisit de la même manière chez les artistes japonais, même dans leurs dessins les plus minuscules. Il y a là un signe et ce signe n'est pas physique. D’autre part, si ses tableaux sont petits, c'est parce qu'Etel, à cause de douleurs dans le dos qui l'empêchent de rester debout devant un chevalet, pose sa petite toile sur sa table, devant elle, et peint exactement comme elle écrit.

 

La peinture d'Etel Adnan évolue dans un registre différent de celui dans lequel se déploie son œuvre en vers et en prose. Alors que le Liban de la guerre civile est présent dans des romans comme Sitt Marie Rose (1977) ou L'Apocalypse arabe (1989), que les événements de l'histoire contemporaine sont présents dans sa poésie, de la Palestine au Liban et de la Syrie et à l'Irak, révélant la figure de l'artiste engagée, cet aspect reste majoritairement absent de son œuvre picturale. Lorsqu'elle peint, elle laisse s'exprimer une autre part de son âme, un autre visage d'elle-même, celui tourné vers la nature et les éléments, celui qui embrasse le monde avec amour. "Il est probable que, si je n'écrivais pas, ma peinture prendrait un visage différent", dit-elle à ce propos. Précisons que chez elle, l'engagement en faveur des causes justes ne se fait pas au détriment de la valeur esthétique et artistique. Nous le sentons dans la plupart de ses écrits et de ses conversations, plus particulièrement dans ces lettres-confidences qui composent son livre intitulé Des villes et des femmes. Lettres à Fawwâz  (1998) où elle mêle le subjectif et l'objectif à travers un voyage d'un genre particulier dans les mondes de la femme et des villes.

 

Dimanche matin, je l'ai appelée pour lui dire que je venais de lire l'article que Philippe Dagen lui consacrait dans le journal Le Monde. Elle m'a tout de suite demandé s'il faisait allusion à son âge. Puis, sans même attendre la réponse, elle a ajouté, cette fois-ci en arabe et avec son accent bien à elle : "L'âge, en quoi ça me concerne ?". Et c'est vrai ! Celle qui trône sur ses quatre-vingt-dix ans n'a pas le temps de vieillir, absorbée qu'elle est dans ses nouveaux projets, peignant et écrivant tous les jours. Si elle dit : "La mort se cache derrière chaque mot que nous écrivons", cela ne l'empêche pas de regarder le monde comme une victoire incessante sur la mort. "Peut-être pas au niveau de l'individu, dit-elle, mais au niveau de la vie comme un tout". Elle marque une pause, regarde vaguement autour d'elle et poursuit : "Nous ne pouvons pas échapper à la mort et au néant. Sur ce point, la vision de l'islam et du christianisme oriental ne me séduit pas beaucoup. Elle procède d'une conception religieuse alors que ma façon de penser est tout sauf religieuse. La conscience de la réalité de la mort et des vérités qui nous dépassent nous pousse dans une autre direction. Plus la conscience est aiguë, et plus elle est tragique. Je pense que, en tant qu'humains, nous régresserons et finirons par disparaître mais que l'univers est éternel"...

 

Je ne sais plus quand nous nous sommes rencontrés, Etel et moi, pour la première fois. Il y a des rencontres qui sont déjà faites à l'avance et qui ont lieu avant même d'exister. À Paris, l'intervalle entre des moments et des lieux différents nous a réunis : le Liban et la guerre civile, l'Amérique latine et les États-Unis. Et nous voici à présent devant le jardin du Luxembourg, suivant de loin les horreurs de ces guerres qui n'en finissent pas, écoutant par instants le calme des statues et la fuite du temps qui passe.

 

Issa Makhlouf

2015