Une ville dans le ciel d'Issa Makhlouf 

Par Eric Pistouley 

 

 

 

Long poème en prose. Poésie et politique. Poésie politique. Mais pas sous forme de chant de lutte, de canto d'espoir, de grand fleuve progressiste. Bien qu'il y ait un fleuve, un tout petit, à échelle humaine, mais dont le nom résonne avec le vaste monde : l'Hudson. 

«L'île de Manhattan est le bout du voyage, vaisseau échoué sur son fond et qui a les gratte-ciel pour gréements. Végétation de métal surgie de la terre. Les passants furtifs qui entrent dans les magasins, qui montent et descendent sur les escaliers mécaniques ou dans les ascenseurs crevant les nuages, obnubilés qu'ils sont par les soubresauts de la Bourse, par cette frénésie financière incessante, n'ont pas d'yeux pour elle. Aucun ne tourne ses regards vers le fleuve où les barges rouillées charrient les gravats d'immeubles détruits pour que d'autres s'élèvent à leur place (...)» 

Libanais vivant à Paris, Issa Makhlouf a été conseiller spécial aux affaires culturelles dans le cadre de la soixante-et-unième session de l'Assemblée Générale des Nations unies : c'est là qu'on évalue les séismes, les famines et les guerres à l'aune des intérêts des grands États. Par certains côtés, ce livre ressemble à une chronique, cinq saisons de l'été au deuxième été. En fait c'est une longue fantaisie pour piano : main droite New-yorkaise, cassante, violente ; main gauche intérieure, méditative, lyrique, la beauté des femmes, et des lisières, des constellations. Tout au long de ces pages, ce sont de vertigineux allers retours entre le Macrocosme et les microcosmes, l'ascenseur de la pensée et des sens. 

L'auteur aborde la «ville debout» de façon très concrète, il regarde les statues, les bassins, il dévisage les halls et les vitrines de bijoutiers. Il n'évite pas Ground Zero, ce non-lieu qui rappelle le matin où les miroirs du rêve américain ont lâché. Résumé ainsi, on pourrait croire à un commentaire qui agrémente le défilé des 873 photos de notre week-end en famille à NYC ! 

Mais Issa Makhlouf ne regarde pas où il faudrait : «J'ouvre les yeux sur le sang de la ville, commence-t-il par écrire. Je sais (…) que la civilisation représente à tes yeux bien autre chose que ces bureaux de verre bâtis sur l'orgueil du ciment et du fer (…)». Ce n'est pas un livre de caresseur de stèles, c'est la vie qu'il regarde, dans toute sa profondeur charnelle et historique : 

«Ce sont les esclaves qui ont construit l'Amérique. Mais l'esclavage n'est pas né sur son  sol. Il est venu avec les fleuves et l'eau des océans, dans les veines des hommes. Les pyramides d'Égypte ont été construites par des esclaves elles aussi. Les civilisations humaines ont besoin d'esclaves pour se construire, besoin de guerres et de sang». 

Ce n'est pas un point de vue occidental, mais pas non plus anti-occidental, c'est un regard libre, qui embrasse large sans jamais perdre le contact. La sculpture d'Henry Moore sur l'esplanade de l'ONU, il la voit «indifférente aux respirations de la nature qui l'entoure, préoccupée d'elle-même, narcissique». Ce que l'Univers immense gardera de nos rêves de «sublime» échafaudés depuis la Renaissance ! Une vision du monde vivante et vivifiante, sans illusions : 

«Marchands ambulants et fumets de viandes rôties au voisinage de l'église Saint-Patrick dans la Cinquième Avenue. Fidèles d'un côté, mendiants de l'autre. Vendeurs de chèques en or. Les banques de Wall Street ouvrent leurs portes en même temps que les églises». 

Ça, c'est pour la main droite. La gauche nous offre une lyrique et poignante digression sur la beauté de Béatrice, en clôture du premier été. En parfaite symétrie avec l'évocation de  «la dame à lAlzheimer»,  la mère de l'auteur, qui ouvre l'hiver. «Mais qu'adviendra-t-il de ses cheveux épars, de l'éclat de ses yeux, du frémissement de sa lèvre ?» crie Dante en pensant à Béatrice livrée aux désirs de l'homme riche qui vient de l'épouser. Le lisant comme le lurent peut-être ses premiers lecteurs, Issa Makhlouf ravive le livre fondateur : «Il y a des livres que nous ne lisons pas seulement mais auxquels nous nous confessons». On pourrait appeler cela un regard d'enfant, un regard lavé. 

Mais, loin de tout primitivisme, il réfléchit aussi sur l'acte de se souvenir, de considérer ce qui fait partie du «patrimoine». Un exemple, les photographies de victimes des attentats : 

«La photographie ne touche pas le nerf de la douleur et de la mort (…) C'est qu'il est malin le corps blessé ! (…) Nous nous trouvons devant un tableau de la mort peinte avant et après, ou d'une chose plus terrible encore : devant ce que cela signifie que de rester en vie à-moitié en vie, avec un corps diminué et branlant, qui a tout d'un cri esseulé dans la nuit.» 

Cette photographie, dont regorgent nos palais, nos maisons, nos pierres tombales (l'œuvre de Christian Boltanski en explore obsessionnellement la folie), invention par excellence de la modernité occidentale, emblème d'un rapport au réel à la fois prédateur et manquant toujours sa cible : 

«Quand l'homme blanc a mis le pied sur le continent lointain, le soleil et les étoiles ont disparu () Les conquérants ont pris l'or et les indigènes ont gardé le secret (…)» 

Mais, je le répète, ce constat sans illusion ne verse pas dans la poésie militante. Pas plus dans le cynisme ou le fatalisme. Il suffit de prendre un peu de recul. Viens, fais deux pas en arrière, stop, pas plus loin. Regarde maintenant, comme cette torche qu'on dit éclairer le monde est petite, et quelle obscurité recèle son cœur. Écoute surtout, ne manque aucune des voix que cette marge t'offre d'entendre... Fais comme moi, cale-toi confortablement entre «les pages blanches» d'un calepin qui sont» mes uniques cartes à jouer. Ne sommes-nous pas les simples instruments de l'histoire que nous racontons ?» 

Il est toujours risqué de jeter des ponts entre des œuvres, en voici un cependant. Parlant d'une femme enceinte à la terrasse d'un café de Soho, Issa Makhlouf écrit : 

«Le plaisir sexuel est une récompense de la nature à ceux qui la servent en assurant la continuité de l'espèce.» 

Propos qui, à Paris comme à NYC, détonnent… Et me rappellent un natif d'Égypte qui vécut en Italie, Ungaretti. Il écrivait en 1919, dans le poème Lucques : «À présent que je considère, moi aussi, l'amour comme une garantie de l'espèce, c'est à la mort que je songe». Ils ne vont pas nous faire la morale au moins ! À nous, invités du prince Prospero (celui de Poe), enfermés dans notre bunker festif ! Et ce mot de «nature», devenu tabou pour quiconque passe son brevet de modernité... que veut-il dire ce mot ? Que celui qui l'énonce place l'homme sur terre, lui déniant la position de petit dieu à laquelle le XXème siècle et ses gratte-ciel lui ont fait croire. 

Le livre d'Issa Makhlouf se termine par ces mots : 

«Si seulement, à l'heure de sa mort, l'être pouvait se dissoudre dans l'air et le bleu du fleuve l'emporter vers les rêves lointains !» 

 

  (Recours au Poème / Poésies et Mondes poétiques).