Vœu de délivrance 

 

 

Entre la voie et la méthode, les méditations d'Issa Makhlouf 

Issa Makhlouf relate ici la vie d’un fonctionnaire des Nations Unies parti en mission pour un an à New York, La ville la plus mythique des États-Unis d’Amérique tient la première place dans l’esprit du narrateur, promeneur épris de beauté, mais aussi saisi d’inquiétude devant la monstruosité de la ville : «Calme est New York ce matin, comme si fatiguée de son éternel tumulte, elle prenait un temps de repos. Le silence qui précède la tempête. » Pour conjurer le trouble qui pourrait s’insinuer dans la narration, s’y trouvent emboîtés autant de poèmes en prose. Le livre ainsi conçu oscille dès lors tel un navire virant de bord entre poème et récit.  

Dans la cour intérieure du bâtiment des Nations Unies, la statue de bronze du sculpteur Henri Moore représentant la paix sous les traits d’une femme, devient sa seule et unique compagnie et l’emblème de sa solitude : « je me demande comment j’aurai fait sans elle », et poursuit-il, « il n’y a pas un endroit au monde où le mot « paix » résonne davantage qu’au siège des Nations Unies, ce conservatoire des guerres où on les stocke de génération en génération. » Après des journées de discussions, celles-ci, dit-il, lui collent à la peau, et le narrateur cherche à en oublier le poids mortifère. Au fil de ses promenades, les millions d’esclaves venus du continent africain, les émigrants débarqués à Manhattan, «l’île rocher » selon Walt Whitman, se présentent à lui mais aussi les Indiens, et les pauvres d’aujourd’hui. Ou bien encore la foule anonyme des « workaholics, travailleurs compulsifs », « les intoxiqués du travail» qui « ne comptent pas leurs heures », « robots de chair et de sang ». L’errance new-yorkaise amorce une réflexion sur « l’exil fondamental » que « l’homme ressent à l’intérieur de son pays, de son entourage et parfois même de sa chair. L’exil du dedans, la peau noire de Toni Morrison s’en est imprégnée quand elle était encore enfant. Plus tard, elle a trempé sa plume dans cette encre-là pour affirmer  que le Noir, quand il fait face à tant de haine, finit par se haïr lui-même et par sentir sa couleur comme un fardeau. » Et d’ajouter : « le racisme ne faisait pas seulement la chasse aux Noirs mais encore aux pauvres, toutes couleurs confondues. »  

Contrastant avec ce rythme vif et alerte, l’écriture confine au poème en prose : quittant soudain le brouhaha de la ville, pour nous introduire dans un lieu propice à la rêverie, il nous est donné d’accéder à une sorte de méditation. Comme l’atteste « La Beauté de Béatrice », Issa Makhlouf sonde « la source d’où jaillit l’art ». Alors que Dante a trouvé en Béatrice une allégorie de la beauté, le narrateur découvre à son tour que le regard qui l’appréhende « devient partie de sa réalité et de son devenir ». L’amour de Dante pour Béatrice le transporte, celui-ci en conçoit un chef-d’œuvre comparable à ceux des artistes de son temps. Dante admire la peinture de son ami Giotto, les larmes lui viennent aux yeux. Il arrive que l’observation du quotidien se traduise par un poème que l’on voit naître quasi sous nos yeux. Ainsi, après avoir aperçu une femme enceinte dans le quartier de Soho, « La Voix de la femme enceinte » transfigure aussitôt la scène. L’auteur l’imagine parlant à son enfant. Une piéta, en somme. « La cour d’Ibn Touloun » offre de très belles pages sur le présent soudain libéré de la contingence : « C’est dès le seuil que se produit le changement. Dès ce susurrement entre ciel et terre. La lumière de l’intérieur vous saisit ; le temps qui a cessé de couler depuis plus de mille ans vous y abandonne, jetant un fossé entre deux mondes et deux visions, entre la voie et la méthode. » La cour de la mosquée d’Ibn Touloun au Caire fait écho à celle de « la citadelle onusienne ». De cette réalité qu’Issa Makhlouf recompose avec harmonie, résulte une réflexion esthétique : se soustraire au réel invite tout autant à s’y perdre qu’à le questionner.  

 

 

Emmanuelle Rodrigues

(Le Matricule des Anges | n° 153, mai 2014)