Sade: Attaquer le soleil

 

 

Si le nom du marquis de Sade reste invariablement associé au sexe, au libertinage et au scandale, on ne saurait toutefois le réduire à cette «trinité», tant cette figure littéraire et intellectuelle recouvre une personnalité multiple et complexe, irréductible au cliché dans lequel on a longtemps voulu l'enfermer. De fait, Sade exprime un mode de pensée différent de celui qui a cours au XVIIIe siècle. Contrairement aux philosophes des Lumières qui tentent par tous les moyens d'unifier le genre humain, Sade s'attache à construire un monde régi par la loi du désir qui fait et défait les corps tout en créant parallèlement un univers érotique sans précédent. S'il rejoint Voltaire et Diderot sur la question religieuse, il s'en éloigne par sa conception de l'humanité dans laquelle il voit un troupeau «jeté pour un moment sur la surface de ce petit tas de boue» et dont une moitié s'acharne à persécuter l'autre, ou bien, rejoignant par-là la vision du philosophe anglais Thomas Hobbes, «(...) des tigres et des loups animés les uns contre les autres pour s'entre-détruire».

Sade ose pénétrer le côté sombre de l'âme humaine et, avant Sigmund Freud, le père de la psychanalyse, il pense la question du sexe dans sa relation à la violence et à la mort. Avant Nietzsche, il ébranle les valeurs chrétiennes dominantes ainsi que la vision convenue des mœurs, de la vertu et de l'amour.

 

Si le terme de sadisme s'attache bien au nom de Sade, la pulsion sadique n'est pas de son invention et elle ne l'a pas attendu pour se manifester. Il ne fait que l'exprimer par des voies nouvelles et singulières, en partant d'un présupposé philosophique fondé sur une conception particulière de l'homme, de la vie et de la nature. Quant à la cruauté avec laquelle il traduit ses idées, elle n'est que l'image reflétée de la cruauté du monde. Sade ne dirige pas seulement ses traits contre la société, les institutions et le pouvoir, il les dirige contre la nature elle-même, contre le monde, ses lois, ses valeurs et ses mœurs. Et s'il joue avec le néant un jeu qui le conduira à passer près de trente ans de sa vie en prison, c'est que le sadisme ne se limite pas chez lui à la littérature: il fait partie de ses pratiques et empiète sur le champ de son existence.

Celui qui considère que le plaisir et la douleur vont de pair et que voir l'Autre souffrir est propre à susciter la jouissance est aussi celui qui se dresse contre la peine de mort, avant même Victor Hugo qui se distingue par cette position. Sade considère en effet que la plus injuste et la plus illégitime des lois est celle qui consiste à condamner à mort quelque être que ce soit. Ainsi écrit-il en 1787: «On évalue à plus de cinquante millions d’individus les pertes occasionnées par les guerres ou massacres de religion. En est-il une seule d’entre elles qui vaille seulement le sang d'un oiseau?»

Un tel langage semble en porte-à-faux avec son auteur, un jaillissement de lumière dans la noirceur de son monde ouvrant sur le sang et la terreur. Le marquis de Sade fait partie des écrivains maudits, en rupture avec l'humanité, ou de ceux qui en représentent la face ténébreuse. En cela, il écrit moins sur le monde ni ne s'en inspire qu'il ne le vomit. Il traque les manifestations du mal au moyen d'une écriture âpre et féroce qui révèle la face tragique et dévastée de l'homme et en épouse les contours; une écriture qui reconsidère le lien social et ébranle les valeurs de la société, mais par des voies choquantes, impudiques et outrageantes.

En Occident, de nombreuses productions littéraires et artistiques émanent, à des degrés divers, de cette source obscure. Sade a laissé une empreinte très nette sur la littérature et l'art des XIXe et XXe siècles.

Reste la question: Quelle est l’empreinte du marquis de Sade dans le monde arabe? Disons que la littérature arabe se comporte avec lui à peu près de la même façon qu'avec les autres grands noms de la littérature européenne, comme par exemple Arthur Rimbaud. Si tout le monde connaît le poète, rares sont les lectures approfondies de l'œuvre de ce dernier…

Les questions soulevées par l'œuvre de Sade depuis deux siècles se posent aujourd'hui avec la même acuité. Ses écrits dressant le portrait d'un homme destructeur et dévasté, enchaîné à la violence, posent sans cesse de nouvelles questions. Dans son livre paru récemment aux éditions Autrement sous le titre La passion de la méchanceté, le philosophe Michel Onfray se demande ce qui, pendant tout le XXe siècle, a poussé l'intelligentsia française à absoudre le marquis de Sade et pourquoi Breton, Apollinaire, Bataille, Deleuze, Barthes, Lacan et Sollers le regardent comme un visionnaire défenseur des libertés et victime de tous les systèmes, alors qu'on le soupçonne d'avoir violé et menacé de mort ses victimes et d'avoir exercé sur elles les plus cruels sévices.

 

Issa Makhlouf

* Une exposition au Musée d’Orsay à Paris.

(L’Orient Littéraire 2015 – 01)