Au-delà de soi

 


Ecrire pour ne plus être seul. Pour traverser le pont des Soupirs, interpeller la beauté et dire non à la violence du monde.

Ecrire pour déjouer, ne serait-ce que pour quelques instants, la Mort.

Un livre est une réponse à un appel. Une lecture aussi.

Nos lectures font partie de nous-mêmes. Elles sont souvent la face cachée de notre écriture.

Le livre qu’on aime c’est un livre que l’on retrouve. Il y a une partie de nous-mêmes dans chaque livre que nous chérissons.

Pascal écrit : « Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais déjà trouvé. »

Le livre qu’on aime n’est plus un objet inerte. On ne se contente pas de le lire, car on l’écoute et le questionne. On lui raconte des histoires et lui avoue des secrets.

Il y a des livres, des mots, qui peuvent tuer, d’autres qui ont la force de sauver. Ils sont capables de réveiller en nous ce qui dort depuis le début de l’humanité. Les livres affectionnés nous poussent à écrire d’autres livres. Parfois une seule phrase lue dans un livre nous illumine et ouvre le chemin vers un monde inouï.

L’écrivain est l’ensemble de ses lectures, il est aussi son rapport à la langue, la sienne et celle des autres. Dans cette rubrique, il est surtout fait référence au XIX siècle, le siècle de la poésie française, avec les mêmes noms cités : Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé, Lautréamont…

Parler de l’autre que nous sommes c’est, d’abord, évoquer la question de la langue. La langue des poètes n’est-elle pas la langue par excellence ?

Une langue ne peut plus vivre aujourd’hui sans fréquenter d’autres langues, sans se nourrir d’autres sensibilités, tout comme dans la musique et les arts plastiques tout au long du vingtième siècle. N’a-t-on pas vu la langue picturale adoptée par Picasso pour peindre Les demoiselles d’Avignon où l’on retrouve les traces de l’art africain, et dans d’autres toiles, le reflet

De la sculpture sumérienne de Goudéa qui se repose au musée du Louvre ? Ainsi s’établit au cœur de ce langage pictural un voyage dans le temps et l’espace. Ainsi se manifestent aussi les traces de la sculpture égyptienne dans celle d’Henri Moore ; de Pierre Bonnard dans la peinture de Shafic Abboud ; de Giorgio De Chirico dans celle d’Assadour, de Poliakoff dans celle d’Adam Henein… Dans la musique, il y a une multitude des noms qui ont incarné dans leurs œuvres cet aspect de dialogue des cultures (Abdel Rahman El Bacha, Zad Moultaka, Bechara El-Khoury…).

Comment peut-on dire le monde - plutôt notre vision du monde - sinon à travers une langue toujours neuve, toujours capable de se renouveler ? C’est vrai que les écrivains du monde s’enrichissent de la langue française, mais ils l’enrichissent aussi à leur tour. Avec ces écrivains, la langue devient imprégnée par des mythes inédits, des parfums lointains, des rythmes singuliers, bref de rencontres.

Pour les écrivains et les créateurs de tout bord, la langue est un lieu où s’abolissent les frontières de tout genre. N’est-ce pas là un des grands défis de la modernité ?

Ainsi peut-on remarquer que la langue française est présente dans d’autres langues. Par exemple, la langue arabe des poètes libanais dont le français est la deuxième langue, se trouve imprégnée par la langue française et par le souffle poétique de ses poètes et écrivains. Dans sa traduction de Saint-John Perse, fût-elle contestée par certains, Adonis a offert un des plus beaux cadeaux à la langue arabe : un texte qui fait date.

Fasciné par Rimbaud et Breton, Ounsi Al Haj qui a traduit des œuvres de plusieurs écrivains et poètes français, entre autres, ne peut pas rester indifférent à leur langue qui, consciemment ou inconsciemment, devient partie intégrante et de sa langue arabe et de son expérience poétique.

D’autre part, la langue arabe, classique ou parlée, n’est pas absente dans l’œuvre de Georges Shehadé, Georges Henein, Salah Stétié, Fouad Gabriel Naffah, Antoine Abou Zeid, Etel Adnan, Vénus Khoury-Ghata, Andrée Chédid ou Nadia Tuéni…

Je voudrais dire par là qu’il n’y a pas qu’une seule langue dans la langue écrite. Et à l’époque de l’Internet, les langues ne peuvent plus être sphères fermées. Une langue qui se ferme sur elle-même est une langue menacée car émanant d’une culture qui a peur.

Dans l’écriture, nous tentons de multiplier nos dimensions et les dimensions du monde qui nous entoure. Le poète est de son propre pays et du monde entier à la fois. La poétesse grecque Sappho a écrit, il y a mille six cents ans : « Je ne pourrai pas toucher le ciel avec mes bras ». Dans cette affirmation, que de soif vers l’ascension ! Ecrire, n’est-il pas aussi aller au-delà de soi ?

De ce fait, pourquoi ne pas partager les langues comme l’on partage le pain ? Pourquoi ne pas ouvrir tous les horizons dans un monde qui de plus en plus se referme sur lui-même ? En ces temps de crises religieuses et communautaires, il faut que la langue cultive un dialogue interculturel et respecte les valeurs de partage. Le dialogue créé par les philosophes grecs cinq cents ans avant Jésus-Christ est aussi important dans l’histoire de l’humanité que l’invention de l’écriture.

Dans ce dialogue avec l’autre, la langue se transforme, se métamorphose. L’Art et la Poésie deviennent notre langue la plus fidèle où toutes les cultures se retrouvent. L’utiliser est un retour chez soi après une longue absence.

Il faut donner tout l’espace à la littérature, quelle que soit son origine, car, comme le dit Paul Claudel : « Même pour le simple envol d’un papillon, tout le ciel est nécessaire ».

 

Issa Makhlouf

(In Confluences poétiques, N° 2, Mercure de France, Mars 2007.)