Autour de L’émigré de Brisbane au Festival de Baalbeck

« L’émigré de Brisbane » de Georges Schéhadé visité par Nabil el-Azan
Le rafraîchissant songe d’une nuit d’été…

 

Belvento a émergé des brumes du soir siciliennes à Baalbeck, sous un croissant de lune opalescent et un firmament étoilé faisant surgir, plein d’humour et de poésie, le verbe, mais en arabe, de Georges Schéhadé. Comme un ami cher qu’on retrouve avec plaisir et quelques surprises… Pas tout à fait lui, pas tout à fait un autre. Comment restituer cette musicalité si particulière, cet humour aimable et souriant des images, cette poésie aux sonorités si délicatement françaises mais appartenant aux jardins et aux fragrances de l’Orient? Gageure difficile à tenir surtout lorsqu’on transvase une langue basée sur les prouesses et les virtuosités les plus fines, les plus singulières.

L’émigré de Brisbane de Georges Schéhadé, dramaturge étranger à toute école et qui a spontanément émigré vers la langue française avec une volupté aérienne, est servi par une mise en scène de Nabil el-Azan, secondée par une musique envoûtante de Zad Moultaka, une pléiade d’acteurs locaux (Julia Kassar, Randa Asmar, Carole Abboud, Gabriel Yammine, Camille Salameh, Hassan Farhat) donnant le meilleur d’eux-mêmes et les costumes, mariant subtilement périodes et horizons divers de Rabih Keyrouz, accentuant ainsi un aspect à la fois éthéré et baroque.

Dans un espace adroitement aménagé entre le temple de Bacchus et à l’ombre des six colonnes du temple de Jupiter s’est calfeutré Belvento dans une belle et efficace scénographie de Jacques Gabel. Des sapins voûtés par l’âge, un abricotier au milieu d’un bassin d’eau, des niches naturelles taillées dans les vieilles pierres, par-delà un astucieux éclairage faisant ressortir le frisson des forêts profondes, vous chercherez longtemps pour savoir où est la réalité et où commence le rêve.… Et puis cet ange passe (inutile comme tous les anges, souffle coquinement Schéhadé!), un joli brin de fille vêtue en voile blanche vaporeuse et esquissant quelques gracieux pas de danse sur des notes de piano qu’égrène Zad Moultaka assis derrière un clavier comme dans une baignoire à l’antique, c’est-à-dire aux fastes de l’Empire romain…

 

Leçon de sagesse

 

Et la magie opère. En dépit de ces assourdissants feux d’artifice que la municipalité de Baalbeck aurait dû avoir la courtoisie d’arrêter, ou du moins réduire, pour les hôtes qui se déplacent à un festival quand même tenu sur les frontières de leur territoire! L’émigré arrive dans ce village où les «chiens chantent», non avec un cocher mais un chauffeur avec voiture réelle dardant ses phares sur la scène. Un émigré farfelu et corrupteur qui voulait atteindre Belcredi et qui échoue à Belvento où le drame se noue inutilement. Ainsi tout est jeu dans la vie comme sur la scène… Et Schéhadé s’en amuse et nous amuse avec l’enchantement de ses mots voyageant en toute allégresse entre arbres, rivières et battements du cœur humain. Mais aussi entre valeurs inaliénables et tentations du diable, entre innocence et corruption, entre dépossession et cupidité, entre honneur et légèreté, entre vie et mort. Et ce n’est guère un hasard si le remuant et explosif déballage affectif de ces trois couples tentés par un substantiel pactole se passe à proximité d’un cimetière où les morts pèsent bien moins lourd que les vivants… Farandole pleine d’humour pour des personnages cocasses et émouvants entre clan des hommes (bourrus, chatouilleux dans leur virilité blessée) et le clan des femmes (mutines, partagées entre rêves de séduction et sédentarité sentimentale). 

Tout se passe en cette «terre de poésie» avec grâce, élégance et surtout humour. En illustration, ce bal masqué telle une mouvante toile de Nada Akl… Il est évident que la traduction de Issa Makhlouf a beaucoup à faire dans cette aventure dramaturgique car en mélangeant l’arabe littéraire et le dialecte parlé, le texte, émaillé de trouvailles insolites ou d’équivalents (sonores et visuels) en gutturales intonations arabes aux inflexions radoucies, s’est trouvé des points échappatoires pour les pièges linguistiques et parfois même, inexplicablement, certaines échappées belles... C’est toujours l’esprit (ou le respect de l’esprit) de Schéhadé avec rajout ou soustraction d’un mot ou d’une image...

Quant à la musique de Moultaka, tout comme le formidable travail de l’éclairage (Philippe Lacombe), elle a souligné les tensions dramatiques ou donné des ailes à certains mots ou rempli le creux et la lenteur de certaines scènes. Tout en renforçant le drame jusqu’à l’oppression avec la procession funéraire qui se déploie en une sombre et macabre vision surréaliste.  «Tout commence avec le vent», clame Schéhadé, comme ces mots qui nous viennent de loin et qui nous parlent encore du drame et du plaisir de vivre, des tourmentes du cœur, de l’odieux et corrupteur pouvoir de l’argent, de la déchirante histoire de l’émigration, des faux-semblants et de l’illusion des apparences.

Ce sont des mots que nous croisons aujourd’hui abondamment au quotidien. Le verbe de Schéhadé, par-delà un sourire malicieux, des étoiles qui clignotent constamment et son «grand désordre clair», nous donne une belle leçon de sagesse par le biais d’un rafraîchissant songe d’une nuit d’été. Et, ce soir-là, dans la plaine de la Békaa, la nuit était d’une transparence toute schéhadienne…

Edgar Davidian (L’Orient le Jour, juillet 2004)