Hommage à J. E. Bencheikh
Jamel Eddine Bencheikh habitait les Lumières. Fasciné par le beau et l’humain, il y avait consacré toute son oeuvre. Sa poésie, ses analyses critiques, et la traduction remarquable des Mille et Une Nuits qu’il a réalisés avec André Miquel, toute cette œuvre reflète le projet d’une vie. Projet de dialogue entre les cultures, et entre les deux rives de la Méditerrannée.
Car Bencheikh ne s’est jamais éloigné des événements de son pays, l’Algérie, ni des problèmes du monde arabe en général. Ses positions étaient claires là-dessus. Rassemblées dans son livre Ecrits politiques, elles dévoilent le désarroi que vit cette partie du monde, envahie par l’obscurantisme de tout bord.
Dans un article intitulé « Être arabe à vingt ans », il écrit : « Etre arabe, avoir vingt ans et ne pas laisser dire que c’est le plus bel âge de la vie. Avoir vingt ans, errer sans formation ni logements dans les rues surpeuplées, dévastées, et ne plus croire à un seul discours de régimes selon les cas totalitaires, corrompus, incompétents ou impuissants… Avoir vingt ans et être une femme arabe sous tutelle, juridiquement diminué, politiquement inexistante, majoritairement analphabète, colonisée de l’intérieur, voilée ou déshabillée, achetée ou répudiée… Etre arabe et se souvenir que Baschar Ben Burd, Abû Nuas, Ibn al Mukaffa, Al Hallaj, Ibn Khamîs, Ibn Zaydoun , Suhrawardi ont été assassinés par un pouvoir établi au nom de la religion. C’est dire qu’aujourd’hui encore de nombreux intellectuels font l’objet de sévices et d’assassinats… » Et pour finir sur une note optimiste, il dit : « Avoir vingt ans et être arabe, c’est peut-être aussi croire qu’il n’y a pas de fatalité dans le malheur ».
Dans cet article et dans beaucoup d’autres, Bencheikh exprime une inquiétude qui s’est accentuée avec la montée de l’extrémisme religieux et son impact sur l’image de l’islam, partout dans le monde.
Peut-on parler de Bencheikh, surtout quand on est ami avec lui, sans évoquer le côté humain ? Évoquer son amitié ce n’est pas pour parler de soi-même, mais pour dire que le moi se multiplie et s’intensifie au contact de l’autre, surtout quand cet autre est rayonnant et intense.
Je n’oublierai jamais une rencontre chez lui, Place des Ternes, au début des années quatre vingt dix. Il nous avait invité pour nous montrer son nouveau livre « Alchimiques » illustré par l’artiste Sara Wiam. A l’entrée, nous avions remarqués qu’il avait exposé nos livres, les livres de ses amis, les uns à côté des autres, sur des petites tables ; puis dans un coin à l’écart, se trouvait son livre que sa complice Claudine ouvrait, page après page, comme si elle nous invitait, avec son sourire accueillant, au festin.
Si je reviens sur cette histoire aujourd’hui, c’est parce qu'elle résume la grandeur de son âme et la chaleur de son amitié. Lui, l’éveillé, le doux, le tendu, le susceptible, le coléreux, mais de cette colère qui élucide l’obscur et rend toutes choses, une seconde après, brillantes et sereines.
Dans la littérature comme dans la vie, Bencheikh était un. Il appartenait aux gens vrais, c’est-à-dire à une minorité. Dans son absence, nous avons le sentiment d’avoir perdu quelque chose de nous-mêmes. Comme cette communauté d’indiens qui au départ de l’un des leurs se sent diminuée.
Cher Jamel Eddine, là où tu es maintenant, je te demande : ton voyage a-t-il pris fin vraiment, ou bien est-ce la fin du regret ? Le regret des pays perdus, de voir le monde arabe accablé par la guerre et la régression. Et aussi le regret de Paris qui ne pouvait plus contenir le chagrin de ton cœur.
Pour conclure, je me permets de te citer : « L’insaisissable n’aura pas survécu mais il a fait promesse d’avenir. Nous garderons sur les mains les parfums de l’amour qui sont le seul message de nos corps menacés… ».
Issa Makhlouf
(IMA, Paris, le 13 octobre 2005.)