Les considérations new-yorkaises de Issa Makhlouf

 

 

D'un séjour professionnel à l’ONU à New York, entre 2006 et 2007, Issa Makhlouf, comme tout écrivain qui puise dans le terreau fertile du vécu, a tiré les pages de son dernier ouvrage en langue arabe, intitulé « Madinat fil samaa » (Une ville dans le ciel, édition attanwir, 150 pages)..

Regards sur New York d’un fin lettré et d’un humaniste qui ne s’en laisse pas conter... Accueille le lecteur, sur la couverture de l’ouvrage, un fragment de La nuit étoilée de Van Gogh. Une toile exposée au MoMA (Museum of Modern Art) de New York depuis 1941. Préambule visuel placé sous le signe de la poésie, mais aussi d’une angoisse contemporaine métissée d’inspection et d’introspection. Comme un constat des lieux. Sur les autres et sur soi. 

Inspection d’une ville mythique qui ne suffit pas, par son aspect de mégalopole hors norme, son glamour, ses colliers de lumière dans les nuages et ses gratte-ciel érigés en forêts de béton, d’aluminium et de verre, à éblouir un poète de langue arabe. Certes, éblouissement il y a. Non dans le sens d’un béat cillement des yeux, mais avec réserve, prudence et circonspection. Car ici le poète, sans nul doute enfant d’une cité platonicienne, tranche sur le vif et ne s’arrête guère devant les masques «flashy», les façades clinquantes et les outrances d’une ville mêlant affiches étincelantes et «underground» sombre, à la fois miséreux, dingue et génial. 

Il questionne l’histoire, dépasse les paillettes, fouine dans le ventre des bas-fonds, ausculte le pouls de la ville, tâte son rythme infernal, note ses contradictions, relève ses points noirs, n’est guère clément pour les siècles d’esclavagisme, de racisme et se réjouit de sa culture «melting-pot» tous azimuts. Tout en savourant ses richesses plurielles, tout en compatissant sur la dureté d’une vie entre férocité de la compétition et lutte acharnée pour le pouvoir : argent et puissance qui sont les mêmes faces de Janus. Construit en un quatuor de saisons vivaldiennes, auquel s’ajoute toutefois un autre été vibrant, Issa Makhlouf donne ici, à travers un ensemble de textes, certes cohérents mais aussi livrés souvent aux délices des digressions, l’essence d’une mégalopole fascinante. Des textes denses, à connotations philosophiques, brassant évolution d’une histoire moderne, sens d’une vie, profondeur et gravité de l’amour. 

Des textes qui le relient aussi à d’autres villes qu’il a foulées tels Beyrouth, Florence, Paris et Le Caire. Et tout se rejoint, convexe et fusionne dans le prisme de ses considérations new-yorkaises. Considérations qui rassemblent réflexions, méditations, contemplations, comparaisons, à partir d’une statue de Henry Moore qu’il croise sur son chemin quotidien lors de son long séjour.
Plus de quatorze livres entre essais, traduction, poésie et textes dramaturgiques jalonnent sa carrière d’auteur impliqué dans le monde arabe, tout en ayant une large ouverture sur l’Occident. Aujourd’hui, avec ce quinzième opus, fidèle à sa voix chargée de sensibilité et de poésie, il lève le voile sur New York. Une occasion en or pour un Oriental d’éclairer un peu le choc des cultures. D’en marquer les traits saillants, mais aussi de se démarquer d’une ville écrasante... New York, non seulement siège de l’ONU où il travaille, mais une ville tentaculaire qui se ramifie en Harlem (les coulisses du crime), Brooklyn et ses quartiers pauvres, Madison Avenue, Fifth Avenue, l’île de Manhattan... Sa plume, toujours fine même quand elle égratigne ou pointe les fissures, ne se fie guère aux apparences, ne laisse rien à l’ombre et scanne tous les travers ou souligne les richesses de l’art, la peinture, la musique. Qui irait voir les bijoux de la Callas au Lincoln Center ? Qui parlerait de la maternité – pour un homme déjà marié et père d’enfants – avec tant d’attention, tant d’audace, tant de douceur dans la parité homme-femme, tant de compréhension, tant de sollicitude, tant d’amour ? Qui comparerait les fontaines du Lincoln Center à celles de la mosquée d’Ibn Touloun au Caire ? Qui évoquerait aussi bien Dos Passos, Lorca, Walt Whitman, Tony Morrison et Martin Luther King avec tant d’à-propos, tant de pertinence ? Sans oublier de souligner aussi bien les massacres écologiques que la servitude des golden boys de Wall Street où les requins de la finance s’entre-dévorent comme des alligators voraces et affamés... 
Pensée aussi aux morts et au tragique des tours jumelles. Pause réflexion, pause prière et pensée pieuse pour une date et une catastrophe charnières. Des mots, un moment de recueillement et, bien entendu, évocation des carnages et de la guerre que l’auteur a déjà fuie, à la prime jeunesse, dans les événements sanglants au pays du Cèdre...
Une ville dans le ciel est un livre singulier et attachant. Certainement pas le roman d’une ville, encore moins un journal ou un cahier de route, non plus des feuillets pour une confession ou un parcours à révéler. Mais peut-être c’est aussi tout cela à la fois. Car ce livre, libre de pensée et de style, est empreint d’un souffle bienfaisant, bienveillant. 
Il y a là, par-delà des mots simples et limpides, comme une eau de source, dans une langue arabe sertie comme une bague aux brillants bien rangés, une part léonine sur la dignité humaine. En toute sincérité, en toute élégance, sans pathos ni lamento. Avec des armes fiables et ignorées, pour nous réconcilier avec la vie, l’amour, la peinture, la musique et surtout un sens de l’humilité. Une humilité doublée d’une touche de spiritualité. En ce sens, avec la part d’équité ramenée en pleine lumière, New York a brusquement un habit plus humain, moins ville crève ou marche, plus proche des vivants... 

Edgar DAVIDIAN

« L’Orient-Le Jour », 11 janvier 2013