Énigmes sororales

Poème épistolaire, Rissala ila el-oukhtayn se penche sur la temporalité de l’amour, l’omniprésence de la mort, la fonction du souvenir. Une ode intrigante à l’énigme et l’impermanence de notre présence au monde.

Par Ritta Baddoura
2019 - 01

 

 

Pluriel et intriguant, l’ouvrage de Issa Makhlouf se joue des genres et des apparences. Quinze ans après l’originale, la deuxième édition de Rissala ila el-oukhtayn captive encore. Journal de l’après-séparation et prose épistolaire, Rissala ila el-oukhtayn déroule ses confidences emboitées telles matriochkas. Il pense la présence au monde par le prisme de l’amour. La rêverie introspective au gré de laquelle flotte le poète s’éclaire par le recours à la sagesse de cultures ancestrales – telles que celles bouddhistes, indiennes, taoïstes, bibliques. Cet ouvrage, dans sa version originale arabe, véhicule un sens du sacré.

 

«Était-ce ton rire ou le sanglot quil cherchait à dissimuler? Larcher lance sa flèche dans le ciel et part avec elle. Il en va de même pour nous qui partons vers les lieux les plus reculés, les plus rares et que n’atteignent que ceux qui ont dépassé la souffrance, le dégoût et l’absence./ Celui qui parvient à l’extrême limite n’écrit plus, en fait. Il se brûle et éclaire.»

 

La version traduite en français, quoique d’une verve sobre et fluide, n’en reste pas moins conventionnelle. Lisse, cérébrale même dans ses passages sensuels joliment rendus, elle ne retranscrit ni la complexité syntaxique, ni les écorchures sonores et architecturales, ni la nostalgie et le désarroi intérieur, et encore moins l’ambiguïté du ton et des intentions chez Makhlouf. Certes, ces différences sont en partie dues aux particularités de chacune des langues arabe et française. Lettre aux deux sœurs reste une version nécessaire pour les lecteurs ne maîtrisant pas l’arabe. 

 

«Que tu tapproches de lamour signifie, implicitement, que tu tapproches de son contraire. Le feu qui embrase la peau du tigre tabuse. Il te distrait du tigre./ Son ondoiement élégant réside dans son flamboiement, ses secrets et ses symboles.»

 

Tombe-t-on en désamour? Rissala ila el-oukhtayn, telle une enquête amoureuse, collecte les indices des souvenirs et se fonde sur les lettres anciennes ou actuelles des amants. Lintrospection seule ne suffit pas. Les conversations avec celle qui fut l’aimée sont de précieuses mines où Makhlouf quête le sens. Les lettres de cette dernière avec un autre homme, lettres qu’elle confie au poète, sont également importantes. Écrire à l’un(e) pour parler de l’autre, écrire au lecteur pour parler aux absents, écrire et lire des lettres pour s’éprouver vivant au passé comme au présent. Rissala ila el-oukhtayn est une mise en abîme épistolaire.

 

L’énigme de l’amour et le mystère duel de la vie et de la mort occupent les instants du poète. Car suivre les traces de la naissance et de la fin de l’amour, et désirer le paradis perdu dans les facettes plurielles de la femme, sont les expériences à travers lesquelles Makhlouf tente de frôler l’intrication de l’existence avec la mort. Ce n’est pas la mort paisible, la fin naturelle qui hantent le poète, mais la destructivité que les humains déploient: désir de dévorer, dannihiler. Quelquefois au même moment succombent le tueur et le tué.

 

«Quand je parle de la mise à mort, je ne vise pas un lieu déterminé. Il n’existe pas de lieu adéquat pour tuer. La terre entière s’y prête. Elle est son terreau. Et quand je parle du tueur, je n’en désigne pas un en particulier. Je regarde les êtres, exactement comme je me vois, et je suinte de peur.»

 

Un autre chemin privilégié est celui par lequel Makhlouf se plonge dans les spiritualités et les philosophies qui esquissent pour lui un début d’apaisement. L’expérience de l’art – photographies prises et surtout œuvres picturales et musicales admirées – permettent également au poète de sonder le mystère. Au fil de ses déambulations dans Paris, ses jardins, ses musées et ses lieux emblématiques – un très beau passage est celui d’un retour express du poète à la maison familiale au Liban –, Makhlouf reste attentif à ce que murmurent les statues. Le poète amateur d’art attend-il de l’œuvre qu’elle le comprenne? Ou quelle se souvienne de son passage? Le silence des statues se mêle à celui des absents et dit que tout est impermanence. 

 

«Tu abolissais la séparation entre le proche et le lointain, toi qui craignais d’être enfermée dans la forme unique, déterminée à l’avance./ Lorsque je te lisais, je t’écoutais en fait, et mon besoin de toi grandissait. Je ne savais pas que ce que je t’écrivais n’était pas en fait destiné à toi seule./ Il a suffi que ta sœur m’écrive une fois pour que je m’en persuade. Je l’ai lue et je me suis rappelé ses yeux sur-le-champ. Ils donnaient l’impression d’épier un secret remuant au cœur des choses.»

 

Rissala ila el-oukhtayn. Faut-il prendre ce titre et son adresse duelle, au pied de la lettre? Issa Makhlouf entretient le doute tout au long de son ouvrage. Réalité/invisible, passé/présent, vie/mort, aimée/étrangère, soi/autre, les deux faces de la sororité, comme celles de Janus, sont inséparables. Qu’importe la réponse que le lecteur retient, le poète subtilement pointe vers le dépassement de l’illusion des contraires. 

 

 

BIBLIOGRAPHIE

Rissala ila el-oukhtayn de Issa Makhlouf, Dâr Attanweer (2e édition), 2019.

Lettre aux deux sœurs de Issa Makhlouf, traduit de l’arabe (Liban) par Abdellatif Laâbi, José Corti, 2008.