Octavio Paz, témoin éclairé de son siècle
Dans la seconde moitié du XXe siècle, la littérature américaine de langue hispanique acquiert sa spécificité et gagne ses lettres de noblesse grâce à de grands auteurs tels que Jose Luis Borges, Gabriel Garcia Marquez, Miguel Angel Asturias, Juan Rulfo, Carlos Fuentes, Mario Vargas Llosa, sans oublier, bien sûr, Octavio Paz.
Ces hommes ont créé une littérature qui puise à des sources multiples, une littérature consciente de sa spécificité historique et culturelle et qui, tout en intégrant les codes de la culture européenne moderne et en s'ouvrant aux différents courants et aux expériences contemporaines diverses, établit de nouvelles relations entre le réel et l'imaginaire en accordant aux rêves et aux mythes une importance particulière dans l'interprétation de la réalité.
Avant eux, la littérature autochtone reste prisonnière de la littérature espagnole dont elle ne constitue, tout comme la littérature nord-américaine vis-à-vis de la littérature anglaise, qu'un simple prolongement. Octavio Paz n'en continue pas moins de considérer la littérature latino-américaine, avec ses deux grands rameaux portugais et hispanique, comme partie intégrante de la littérature européenne, affirmant à ce propos : « Nous appartenons historiquement, linguistiquement et culturellement à l'Europe, pas à ce Tiers-Monde obscur et ténébreux. Nous sommes l'un des pôles de l'Europe, mais un pôle excentré, pauvre et à contre-courant. » De fait, entre les XVIIe et XVIIIe siècles, le jeune continent avait commencé à s'émanciper culturellement de l'Europe mais en restant en marge aussi bien de la révolution scientifique qu'elle avait accomplie que de la philosophie critique et de l'Encyclopédie, ce qui fera dire à Paz qu'« il lui manque un XVIIIe siècle », autrement dit, un siècle des Lumières.
Il existe en Europe un lien de nature entre pensée philosophique, scientifique et critique littéraire. À l'époque moderne, les poètes, de Baudelaire à Elliot, sont eux-mêmes des critiques et il est bien souvent impossible de faire chez eux le départ entre pensée et création, entre poétique et poésie. C'est pourquoi, convaincu que la littérature moderne ne va pas sans une critique moderne, Paz s'engage corps et âme dans ce projet. Il porte un regard critique et aigu sur les événements de son siècle dont il sera le témoin des épisodes les plus marquants, depuis la guerre civile espagnole et la fin de la Deuxième Guerre mondiale, jusqu'à la création des Nations-Unies et la chute du mur de Berlin. Il accompagne le mouvement étudiant de 1968 avec ses revendications de liberté et de réappropriation du corps, même s'il doit constater finalement que, au lieu d'abolir la pornographie et la prostitution, il n'aura eu pour effet que de les institutionnaliser.
Il n'en est pas moins vrai que son pays, le Mexique, tant du point de vue de son histoire précolombienne que moderne, demeure l'un des thèmes fondateurs de son œuvre en vers comme en prose, une œuvre que l'Académie suédoise décrira en lui décernant le Prix Nobel de Littérature en 1990 comme « ouverte sur de vastes horizons, empreinte de sensuelle intelligence et d’humanisme intègre ».
Nommé ambassadeur du Mexique à Paris, il devient l'ami d'André Breton, parrain du surréalisme, participant aux réunions organisées par le mouvement au café Cyrano de la Place Blanche. Il y fait la connaissance de Benjamin Péret, de Max Ernst, d'Henri Michaux, de Julien Gracq et de Georges Schéhadé, « l’ami ». Le nom de ce dernier apparaît dans l'un de ses textes écrit en 1991 où il qualifie ces rencontres de « véritables cérémonies rituelles » et où « Schéhadé arrivait toujours avec un bouquet de proverbes qu’il venait de couper à un arbre du paradis ». Georges Schéhadé figure parmi les poètes traduits par Paz en espagnol aux côtés d'Eluard, d'Apollinaire, de Michaux et de Char.
Octavio Paz fut un témoin de son temps. Aux côtés des Républicains espagnols pendant la guerre civile, il est l'un des premiers intellectuels latino-américains à s'être démarqués du stalinisme et à avoir lancé des cris d'alarme contre les dictatures. Ambassadeur de son pays en Inde en 1968, il démissionne de son poste pour protester contre la politique de répression du gouvernement mexicain envers le mouvement estudiantin, laquelle se solde par près de trois cents victimes. Il critique Pablo Neruda, « l'ennemi le plus cher à son cœur », Louis Aragon et Rafael Alberti en tant qu'écrivains porte-drapeaux du régime stalinien, aveugles à ses crimes et à ses camps d'internement, ainsi qu'Ezra Pound, soutien de Mussolini. De même, il note à l'aube des années cinquante que l'Union soviétique, avec son fameux « Mythe de l'Histoire » et les États-Unis d'Amérique avec leur invocation de la liberté ont en commun la même vision confuse et abstraite de l'homme, une vision paternaliste qui aggrave l'état de déchirement et d'oppression.
Octavio Paz est l'un de ceux par qui la poésie reconquiert une parcelle de son incandescence et de son message profonds. Peu avant sa mort survenue le 19 avril 1998, il écrit : « La conscience du temps/ la durée à peine d’un battement de paupière ».
Issa Makhlouf
(L’Orient Littéraire 2015 – 03)